Dans cette biographie, admirablement bien écrite, Guy de Pourtalès (1881-1941), dresse dans Wagner, histoire d’un artiste (première publication en 1932) un portrait de Wagner intime et singulier où il revêt tour à tour les traits de ses héros. L’ouvrage est divisé en cinq parties, allant des débuts révolutionnaires de Wagner à la pantomime de ses propres personnages : Loge (1839-1849), Tristan (1849-1864), Wotan (1864-1872) et du Prospero shakespearien (1872-1883).
Cette biographie, amplement documentée où on peut lire Wagner (par ses lettres et traités) autant que l’entendre (par les œuvres et airs mentionnés) se lit comme un roman. Les tourments amoureux du maître, son opportunisme et le profit qu’il entend tirer de ses semblables, rien n’est occulté.
C’est une écriture nerveuse, des mots transcrits à la hâte sur le papier pour en saisir l’idée vigoureusement, de peur que, toujours fuyante, elle ne leur échappe. Du lyrisme et du tragique se mêlent dans le fond comme dans la forme de l’œuvre consacrée à celui qui fut l’ami et le gendre de Franz Liszt.
Le dynamisme des phrases, leurs envolées lyriques où s’entremêlent et se délient images et réflexion ne peuvent être le fruit que d’une même inspiration. Tout semble écrit d’un trait et se boit jusqu’à la lie. Mais quel trait ! Quelles volutes les caractères n’empruntent-ils pas ! La ponctuation révèle un tempérament des plus passionnés et l’on goûte à travers cette biographie de Wagner, dont le personnage apparaît tout à fait méprisable sur le plan personnel, la langue vive et passionnée d’un romantique tardif.
Les partisans de Verdi dans le duel Verdi-Wagner ne seront pas déçus, ils pourront mieux cerner le caractère et s’initier aux airs fondamentaux du compositeur sombre et flamboyant d’outre-Rhin. En effet, cette biographie dresse le portrait d’une époque et rend compte du développement de la nouvelle musique, incarnée par Wagner.
La mélodie s’efface, les leitmotiv retentissent, la lumière harmonique éclaire le tout et l’on voit poindre le crépuscule des Dieux. À côté de la narration proprement dite, on lit les mots du compositeur, ses phrases et l’on devine ses pensées, son tempérament. Il était doté d’un talent incontestable pour l’écriture. À grand renfort de grands sentiments, avec une obsession de tout dramatiser, sa vie, son œuvre, il exploite le tragique de son existence, va au-devant de situations limites afin de pouvoir utiliser sa propre vie, ses amours adultérines, sa fuite de son épouse, ses amours impossibles, comme divers supports de création.
Avec un égoïsme forcené et disposant des armes musicales pour mener à bien ses projets, il utilise sa propre personne comme modèle à ses divers héros, comme inspiration secrète à ses œuvres, à ses grandioses extériorisations. Les belles formules et le sens du tragique remettent un peu de solennité au cœur d’une existence individualiste et opportuniste. Celui qui réclame sans arrêt de l’argent à Liszt, cache à son ami qu’il a fait un enfant à sa toute jeune fille Cosima, se montre cruel avec Minna, avec le jeune chef d’orchestre si prometteur Hans von Bülow, semble dans certaines lettres s’effondrer et clamer tel un enfant : « Aide-moi, Aime-moi » à ses différentes muses.
Toutes les personnes qui gravitent dans l’entourage de Wagner sont sous l’emprise de son génie et se dépossèdent de leur génie propre, de leur talent, pour tout sacrifier au maître. Sans commettre aucun crime, Wagner fait tomber les têtes, brise des cœurs et des destinées. Il a besoin de ces relations, qu’il rend sciemment toxiques, pour élever ses créations aux plus hautes questions, qui touchent à l’être, à la vie et à la mort. « Je suis excessif » avoue-t-il (lettre du 27/01/1878), il a besoin des parfums les plus chers et les plus subtils, de babouches, de l’ait d’Iris, ou encore de satin (la seule forme sous laquelle la soie lui fait plaisir) démultiplié à travers la trentaine de robes de chambres dont l’artiste, acculé par ses créanciers et approvisionné par ses amis, dispose.
Attendries par sa capacité à créer et émues par ses compositions, ses relations ferment les yeux sur celui qui a fait de leur vie un désastre. « Tout ce qui est réel est si tragique » se contente-t-il d’arguer pour justifier les tragédies qu’il multiplie en dehors de ses œuvres. Pourtant, cet homme se voulait foncièrement pacifiste et avait été exilé d’Allemagne pour ses idées trop libertaires : « J’ai détesté toute ma vie, disait-il, cette profonde iniquité qu’on nomme la guerre, iniquité dont le résultat est d’envoyer à la mort des milliers d’hommes qui pour la plupart sont indifférents, par position ou par tempérament, aux questions pour lesquelles on leur demande la vie. Ce n’est pas pour rien que mes ennemis m’appellent : le Roi de la paix à tout prix ».
Dans un texte au titre tapageur, Art et révolution, il écrit sur des valeurs tutélaires comme la liberté, qu’il définit comme la véracité envers soi. « Qui est véridique et sincère envers soi, absolument en accord avec sa nature, celui-là est libre ». (Lettre à Roeckel)
En outre, il fustige l’art moderne : « La véritable nature de l’art moderne est l’industrie ; son but moral : l’argent ; son prétextes esthétique : la distraction des ennuyés ». Il n’est plus populaire, dramatique, synthèse de la nation comme l’était l’art antique. Wagner veut redonner à l’art sa dignité, et pour ce faire, il faut rassembler musique, poésie et danse, former un art total dont le moteur sera le drame. Dans l’Œuvre d’art de l’avenir, il développe cette idée de « désir collectif de communication artistique ». La rédemption de l’art réside dans le drame, telle est sa conviction. Son essai le plus important est d’ailleurs intitulé Opéra et Drame où il dresse un état des lieux de l’opéra et s’appesantit sur l’universalité du sentiment artistique nécessaire dans toute représentation. Là encore aux côtés de grandes idées relatives à la création, sa cruauté et son mépris se manifestent : toutes ses allusions à Meyerbeer sont empreintes d’un antisémitisme acerbe.
Nietzsche même a oscillé entre fascination et répulsion pour Wagner. Ce dernier, quoique d’un caractère très particulier, ne laissait personne indifférent. Protégé de Louis II de Bavière, (sur lequel Guy de Pourtalès a écrit une autre biographie), Wagner va profiter de l’idéalisme juvénile de ce roi trop sensible pour gouverner. Le soutien financier qu’il va en tirer pour ses œuvres le mettra à l’abri de ses créanciers. Bayreuth sera construit, sa Tétralogie jouée et il restera dans les mémoires comme il l’a toujours voulu.
À la fin de son ouvrage, l’auteur s’interroge sur la perspective avec laquelle il a choisi de traiter la vie de Wagner. N’est-il pas « impertinent de mêler, de façon aussi étroite à l’œuvre d’un artiste sa vie, de confondre en un même mouvement les démarches de son esprit et les impulsions de son tempérament ; d’admettre qu’il y ait entre elles parallélisme constant, interdépendance absolue » ?
Le but de son entreprise est de savoir si « vivre et produire » ont un « dénominateur commun ». Tel est le postulat de l’écrivain, qui va pourtant à l’encontre de ce que pensait Wagner dans ses publications. Ce dernier assurait que son « œil intérieur ne regardait pas le panorama de ses souvenirs » ; mais il ne faut pas nous laisser abuser : « Qui ne sent combien la pensée est indocile aux ordres du penseur ? » ; « Comment ne pas tenir compte des tyrannies qu’impose à l’homme son existence journalière ? »
Guy de Pourtalès en est convaincu : « La vie et l’œuvre des hommes forment une même unité spirituelle et matérielle ».
Guy de Pourtalès, Wagner, histoire d’un artiste (Infolio, 2013)