Dès l’ouverture l’intention est manifeste : il faut rendre sa majesté à cette forêt germanique sur laquelle le jour semble se lever alors que se fait entendre la mélodie jouée par les cors – et dont la beauté perdure quelle que soit l’interprétation. Les pauses sont volontairement accentuées pour renforcer les effets de rupture de ton, et la Kammerakademie Potsdam se range avec aisance sur cette ligne de conduite fixée par Manacorda pendant toute la soirée. Point de prises de risques mais une honnête interprétation de ce drame musical.
Le Freischütz, un des piliers du romantisme allemand, allie conte populaire « folklorique » combinant amour-magie-morale – un triptyque au divertissement infaillible -, et des personnages archétypes du style : la jeune fille qui n’a que l’amour en pensée, sa plus jeune cousine moins niaise, le preux chasseur qui ferait tout par amour, le traître, le chœur incarnant le village, et bien sûr le Diable lui-même, ici Samiel.
Cet opéra dont la valeur spectaculaire se manifeste lorsqu’il est mis en scène, peut-il revendiquer cette même qualité lors d’une version de concert ? Plutôt que de privilégier les effets démonstratifs, le chef d’orchestre Antonello Maracorda s’évertue à rendre l’atmosphère propre à ce récit, entremêlant la force rayonnante de la Nature à sa face obscure. D’une simplicité qui n’a d’évidente que l’histoire, ce singspiel nécessite une grande dextérité vocale aussi bien pour les solistes, avec des airs requérant une importante longueur de souffle et une grande agilité, que pour le chœur, qui doit faire montre d’une projection parfaite dans des pages au tempo souvent rapide et dans lesquelles le volume, aussi bien que l’homogénéité sont déterminants. Le RIAS Kammerchor s’en sort avec les honneurs, suit le rythme difficile de la partition, donne de la vivacité à ses voix, et malgré un manque occasionnel de puissance sur certaines pages emblématiques comme le chœur des chasseurs, suit à la lettre les indications du chef sur les modulations de leur volume.
Les puristes présents dans la salle ont pu toutefois déplorer la dénaturation de l’opéra avec l’utilisation d’un procédé, qui au départ constituait une idée originale : remplacer les dialogues par une narration : les textes de l’auteur allemand Steffen Kopetzky, lus par la comédienne Johanna Wokalek, incarnant Samiel, et au-delà on imagine, le Mal. Cette dernière, malgré des efforts évidents de prononciation et de jeu trébuche sur certains mots, transformant ainsi le « ravin » en « rabbin » pour ne citer qu’un seul exemple. Faute largement pardonnable. Ce qui l’est moins c’est la quasi omniprésence de la comédienne, remplaçant les dialogues et certaines actions clefs de l’intrigue : l’histoire en ressort confuse et les effets musicaux (les airs romantiques d’Agathe suivis des airs truculents et malicieux d’Ännchen venant sortir le récit de son obscurité vers la lumière salvatrice et un dénouement heureux) tombent à plat du fait de cette narration uniforme et sombre.
Côté casting, difficile de se plaindre, même si Charles Castronovo – Max, a selon nous une voix beaucoup trop sombre pour un rôle nécessitant juvénilité et candeur face à la corruption du mal incarné par Kaspar. Le ténor verdien semble un peu égaré ici chez notre Weber, mais offre une belle prestation malgré un timbre un peu étouffé dans sa première apparition sur scène.
En revanche l’Ermite de Jongmin Park, offre dès son entrée une voix de basse à la résonnance impressionnante et une clarté parfaite dans la diction. Les barytons Milan Siljanov et Levente Pall, se montrent également très convaincants dans leurs rôles respectifs de Kilian et du prince Ottokar, mais côté hommes c’est évidemment Kyle Ketelsen, aux graves larges et pleins, au sens dramatique parfaitement adapté au livret, qui force l’adhésion. Le chanteur met à profit l’expressivité de sa voix pour mettre l’accent sur le désespoir et la violence intérieure de son personnage de chasseur maudit, devant livrer une âme au démon en échange de la sienne.
Évidemment, côté dames, Golda Schultz endosse le rôle d’Agathe, la promise du héros, avec beaucoup d’aisance. Les aigus, loin de s’effiler vers les hauteurs, demeurent pleins et chauds sans perte de volume, la voix soutient la cadence sans apparente difficulté, et le vertigineux « Wie nahte mir der Schlummer » ne se brise jamais sur le fil dangereux reliant douceur initiale puis violence des émotions, et plutôt que de privilégier la douceur soumise de « Und ob die Wolke sie verhülle », Golda Schultz opte pour une Agathe rêveuse, avec un pianissimo languissant royalement exécuté. Nikola Hillebrand incarne une Ännchen pleine de fantaisie, soprano à la tessiture plus ronde que sa consœur, elle troque la rouerie du personnage pour une douceur plus cynique mais tout à fait à propos. Son « Einst träumte meiner sel’gen Base » est un beau moment de grâce au cours de la soirée.
Il faut saluer la belle harmonie vocale entre les solistes. Si la soirée ne remplit pas tout à fait ses promesses, peut-être une version plus traditionnelle avec textes parlés aurait mieux valu plutôt que d’opter pour une narration étrangère à l’opéra, la magie n’ayant pas vraiment opéré… mais la qualité des interprètes aura heureusement su charmer le public !
Max : Charles Castronovo
Agathe : Golda Schultz
Kaspar / Samiel : Kyle Ketelsen
Ännchen : Nikola Hillebrand
Kuno / L’ermite : Jongmin Park
Kilian : Milan Siljanov
Ottokar : Levente Páll
Samiel (rôle parlé) : Johanna Wokalek
Kammerakademie Potsdam RIAS Kammerchor, dir. : Antonello Manacorda
Der Freischütz, op.77 (1821)
Opéra romantique en 3 actes de Carl Maria von Weber (1786-1826) sur un livret de Johann Friedrich Kind, créé le au Königliches Schauspielhaus de Berlin.
Théâtre des Champs-Elysées (Paris), représentation du 30 avril 2025.