Carmen, Opéra de Nice, 28 mai 2025
La fin de la saison niçoise célèbre, comme il se doit, le cent-cinquantième anniversaire de la mort de Georges Bizet et de la création de Carmen : retour sur un spectacle complet et populaire qui, en resituant l’action aux débuts de la Guerre Civile espagnole, ne dénature en rien la psychologie des personnages.
Une production qui remplit totalement ses engagements
C’est une affaire entendue : l’héroïne probablement la plus fameuse de l’histoire de l’art lyrique a encore beaucoup à nous dire – et donc à nous chanter ! – sur la sociologie du rapport amoureux dans l’histoire contemporaine et sur la notion de féminicide, qui n’existait d’ailleurs pas en tant que telle à une époque – que ce soit celle de Bizet ou celle de la période où la mise en scène de Daniel Benoin situe l’action – où l’on préférait parler de « crime passionnel »… . Encore faut-il, dans un projet de production d’une œuvre aussi archi-connue, faire preuve d’honnêteté intellectuelle et ne pas se contenter de confier à l’œuvre la délivrance d’un discours convenu sur de légitimes combats socio-politiques du monde actuel : de cet écueil, Daniel Benoin parvient habilement à s’extraire, non seulement par une très bonne connaissance de la période traitée – celle qui va du 20 juillet au 15 août 1936, au moment où, en quelques jours, le débarquement de Francisco Franco en Andalousie lui ouvre les portes du pouvoir – mais, surtout, par une action dramatique qui s’inscrit en totale cohérence avec le thème principal de Carmen : la quête individuelle, mais à la dimension collective, d’une femme du peuple pour préserver sa liberté.
Plus solide, sans doute, que pour son Macbeth de 2022 où la transposition dans l’Écosse des lendemains de la Première Guerre mondiale semblait plus éloignée des véritables enjeux de l’œuvre, cette reprise d’une production déjà donnée in loco, en 2017, inscrit, dès le lever de rideau, l’opéra de Bizet dans un environnement pesant, comme l’est, dans la partition, le thème du destin, consubstantiellement lié à la deuxième partie de l’Ouverture. De fait, dans une Séville au climat politique incertain où une poignée d’insurgés militaires, retranchés derrière des murs renforcés par des sacs de sable – et où le portrait de Franco est déjà affiché – attend de s’emparer du pouvoir, la vision d’exactions, brimades et autres viols sur la population locale trouve sa pleine justification.
Les larges dimensions du plateau de l’Opéra de Nice permettent, en outre, de nous retrouver, aux actes suivants, dans la taverne de Lilas Pastia – personnage curieusement supprimé ici – aux tonneaux tapissant le mur central et aux imposants jambons pendus au niveau des cintres, puis dans des marais aux environs de Séville, sur fond de lune blafarde, où, si l’on en croit le propos du metteur en scène, les républicains espagnols reçurent longtemps en contrebande les armes livrées par les soviétiques… . À titre personnel, c’est le dernier acte – situé le jour de la fête de l’Assomption – qui nous a le plus intéressé car Daniel Benoin et son décorateur Jean-Pierre Laporte[1] réussissent à créer ici deux espaces scéniques, l’un, supérieur, reproduisant la chambre où Escamillo et Carmen terminent leur nuit d’amour et où, sous les auspices d’une statue de la Vierge, le torero revêtira bientôt son habit de lumière, l’autre, inférieur, où la foule en liesse attend, survoltée, le passage d’Escamillo et des nouveaux maîtres de l’Espagne, désormais au pouvoir. Alors que Carmen s’apprête à sortir de la pièce pour descendre rejoindre la foule, tout est soudain en place pour que José apparaisse dans l’embrasure de la porte et ne transforme cet espace en lieu de calvaire et de séquestration. Efficace et glaçant.
Des costumes de Nathalie Bérard-Benoin, on retiendra avant tout une simplicité bienvenue qui sait toutefois s’inscrire dans un respect de la période historique en question : les cigarières du premier acte sont ainsi habillées de blouses de travail années 1930 aux couleurs dérivées du rouge carmin… et c’est seulement à l’acte IV que l’Espagne « éternelle » se donne à voir, pour des fêtes de Séville où Escamillo apparaîtra avec un somptueux traje de luces (habit de lumière) de torero. Comme nous avions eu l’occasion de l’écrire dans la production de Madama Butterfly donnée ici-même l’an dernier, par la même équipe, l’utilisation de la vidéo de Paolo Correia et, pour ce spectacle, les photos d’Alain Bérard, permettent à la mise en scène d’illustrer par une recherche historique intelligente – mais sans omniprésence – un propos exigeant dont l’actualité apparaît ainsi encore plus brûlante.
Un plateau vocal parfaitement coordonné par la direction d’orchestre de Lionel Bringuier
Lorsque tout a été dit sur un chef-d’œuvre, on se plaît à se rappeler que, par-delà les commentaires laudatifs d’un certain Nietzsche qui, dans les années suivant sa création, entend l’ouvrage une vingtaine de fois sur scène – à commencer par Gênes et Nice -, le futur grand romancier Joseph Conrad fait part, dans sa correspondance, de son admiration pour Célestine Galli-Marié, scandaleuse créatrice du rôle, qu’il entend à Marseille en 1878.
En écoutant la manière dont Lionel Bringuier dirige « son » orchestre philharmonique de Nice, on pense à Gounod s’exclamant, à propos de Mireille, « c’est en pleine lumière ! » : c’est peut-être une banalité, mais ô combien cette partition va, au-delà de ses notes, rechercher une lumière que seul un génie comme Bizet pouvait transfigurer en couleurs orchestrales ! Même s’il ne correspond pas totalement, à ce jour, à l’image d’un véritable chef de théâtre, Lionel Bringuier parvient ici à construire un grand tableau impressionniste dont les scènes de foule – en particulier, l’affrontement des cigarières au I, à la mise en place si complexe ! – et les intermèdes des actes III et IV, constituent l’acmé. Dans cette direction sensible sachant mettre en valeur l’ensemble des pupitres de la phalange niçoise, une mention toute spéciale est de rigueur pour les soli des flûtistes Isabelle Demourioux et Cécile Robilliard et le cor anglais de Diane Favreau, particulièrement à la manœuvre dans l’introduction de « l’air de la fleur », l’un des plus beaux de tout le répertoire d’opéra français.
Opéra d’orchestre, Carmen est également un opéra de chœur : saluons donc sans retenue la préparation effectuée par Giulio Magnanini auprès d’un ensemble niçois de fort belle facture qui nous a particulièrement bluffé dans un final de l’acte II où les voix d’hommes et de femmes font toutes preuve d’une belle endurance. Mention spéciale également au Chœur d’enfants de l’Opéra de Nice placé sous la direction efficace de Philippe Négrel, même si ces dynamiques jeunes interprètes auront sans doute été un peu déçus de ne pouvoir chanter ni « la Garde descendante », à l’acte I, ni le passage de l’acte IV « une autre quadrille s’avance », du fait de leur disparition inexplicable.
Côté vocal, un excellent point positif est d’emblée à relever : la qualité de prononciation de la l’ensemble d’une distribution parfaitement compréhensible. Ce n’est, somme toute, pas si fréquent pour ne pas y insister !
Dans un opéra-comique, les rôles de composition ont tous leur importance : du Moralès à la projection aisée de Richard Rittelmann au Zuniga inquiétant, derrière ses lunettes de soleil, de Guilhem Worms en passant par les incarnations pittoresques et de belle facture des Dancaïre et Remendado de Jean-Gabriel Saint-Martin et Nestor Galvan, l’oeil et l’oreille sont ici comblés.
En Mercédès, la mezzo Lamia Beuque fait preuve d’un bel abattage scénique et vocal tout comme la Frasquita de luxe de Charlotte Bonnet, tout récemment auréolée de ses dernières incarnations en Musette (Opéra d’Avignon) et Hilda de Sigurd (Opéra de Marseille). À l’écoute des aigus dardants de cette attachante interprète sur la phrase fameuse, au final de l’acte II, « Et surtout la chose enivrante, la liberté, la liberté ! », on comprend pourquoi la partition de Bizet ne peut supporter la médiocrité dans aucun de ses emplois. Du très beau travail.
Découverte pour nous que celle de l’Escamillo du baryton-basse Jean-Fernand Setti, découvert dans le même rôle à Bordeaux par Stéphane Lelièvre dès 2021 et de nouveau apprécié à l’Opéra Comique en 2023 par Romaric Hubert : doté d’une voix homogène sur tout l’ambitus, ce charismatique artiste, scéniquement impressionnant, nous persuade, s’il en était besoin, que c’est bien à un tel type de voix qu’il faut confier le rôle pour pouvoir profiter de chaque note des « couplets du toréador », et en particulier du périlleux « …car avec les soldats », trop souvent sans cela inaudible !
De Micaëla, Perrine Madoeuf a la simplicité scénique et la voix pleine et entière. Parfaitement ciselé, son chant est un bonheur d’écoute et son récitatif puis son grand air « C’est des contrebandiers… Je dis que rien ne m’épouvante » a fière allure malgré, à sa reprise, une relative absence de nuances que cette belle artiste pourra sans nul doute corriger lors des prochaines représentations.
Comme nous avons eu souvent l’occasion de l’écrire, Jean-François Borras est un Don José au style et au goût impeccables, délivrant ainsi un duo avec Micaëla « Parle-moi de ma mère », à la douceur mélodieuse de parfaite école. Dans « l’air de la fleur », on admire à nouveau la construction d’ensemble et le pianissimo sur le si bémol aigu final : « Et j’étais une chose à toi ! ». Il n’empêche. En ce qui nous concerne, ce Don José ne prend sa pleine dimension dramatique que dans un duo final où, poussé dans ses retranchements par la mise en scène, le ténor sort enfin de sa réserve et emporte alors l’adhésion, comme nous l’avions déjà constaté aux Chorégies d’Orange, en 2023.
Aux côtés de ce José vocalement stylé, malgré son allure de looser et la violence dont il fait preuve à l’égard des femmes – Carmen comme Micaëla – la cigarière de la mezzo-soprano roumaine Ramona Zaharia évolue, dès son apparition, dans un univers radicalement opposé. Brûlant les planches par une présence physique étonnante, conduisant la danse enfiévrée de la « chanson bohème », au début de l’acte II, vers des sommets peu communs, cette belle artiste donne immédiatement à voir le côté libertaire de l’héroïne de Bizet – sur lequel insiste le metteur en scène – en affublant, à la dérobée, le portrait de Franco d’une paire de moustaches ! Certains pourront sans doute peu goûter les raucités fauves – et peut-être un peu exagérées ? – de phrases telles que « Et bien frappe-moi donc ou laisse-moi passer ! » voire de certains aigus à la limite du cri (Cette bague, autrefois, tu me l’avais donnée ? Tiens ! ») inspirés peut-être des accents de l’inoubliable Julia Migenes-Johnson dans le film de Francesco Rosi, mais rendons-nous à l’évidence : Cette Carmen, dotée d’une voix percutante quoiqu’au chant pas toujours idiomatique, s’avère diablement efficace, d’autant plus que sa prononciation du français est excellente.
Nul doute, en tout cas, que cette production, à la fois fidèle à l’original et moderne dans sa conception scénique, va permettre au public niçois, venu particulièrement nombreux, de redécouvrir l’un des plus beaux fleurons de notre patrimoine musical.
—————————————————————————————–
[1] Récemment disparu, Jean-Pierre Laporte a très souvent été associé aux projets artistiques de Daniel Benoin. Ce spectacle lui était dédié.
Carmen : Ramona Zaharia
Don José : Jean-François Borras
Escamillo : Jean-Fernand Setti
Micaëla: Perrine Madoeuf
Frasquita : Charlotte Bonnet
Mercédès : Lamia Beuque
Le Dancaïre : Jean-Gabriel Saint-Martin
Le Remendado : Nestor Galvan
Moralès : Richard Rittelmann
Zuniga : Guilhem Worms
Danseuse : Nelly Lacoste
Orchestre Philharmonique de Nice, direction : Lionel Bringuier
Chœur de l’Opéra de Nice Côte d’Azur, direction : Giulio Magnanini
Chœur d’enfants de l’Opéra de Nice, direction : Philippe Négrel
Mise en scène et lumières : Daniel Benoin
Décors : Jean-Pierre Laporte
Costumes : Nathalie Bérard-Benoin
Vidéo : Paolo Correia