À de très rares exceptions près (au nombre desquelles il faut compter les efforts très appréciables de l’Opéra de Marseille), la France en général et Paris en particulier continuent d’ignorer superbement la veine seria de Rossini, pourtant passionnante et infiniment plus riche que sa veine comique. Comme si la Rossini renaissance des années 1970-1980 n’avait jamais eu lieu… Il faut donc savoir gré à l’Opéra de Rouen et à Pierre-Emmanuel Rousseau d’avoir proposé en l’espace de deux ans deux des plus grandes œuvres serie rossiniennes, Trancredi et Semiramide, qui, pinçons-nous pour le croire, attendent toujours… d’être créées à l’Opéra de Paris[i] !
Cet ouvrage de presque quatre heures, prenant pour personnage central une reine de l’Antiquité, faisant se succéder airs et duos virtuoses alternant les registres les plus divers (poignant, tragique, dramatique, pathétique,…) pourrait presque passer pour un avatar lointain des opere serie baroques, n’étaient quelques innovations musicales (notamment dans l’écriture des ensembles) l’inscrivant nettement dans la modernité du romantisme naissant (voyez ici le dossier que nous consacrons à l’œuvre). Une modernité mais aussi une gravité de ton qu’a fort bien saisie la cheffe Valentina Peleggi (directrice musicale de la Richmond Symphony aux USA), sensible dès l’ouverture, très sombre, et dont les crescendos nous épargnent fort heureusement toute comparaison avec la Cavalerie légère de Franz von Suppé mais dessinent au contraire de façon prémonitoire la trajectoire implacable et tragique du destin de la reine fondatrice de Babylone. Autant de qualités qui perdureront au fil du spectacle (même si certains tempi auraient pu ici ou là gagner en incisivité), la cheffe étant impeccablement secondée par l’orchestre et les chœurs maison (les forces chorales se voyant renforcées pour l’occasion par le chœur accentus).
La mise en scène pensée par Pierre-Emmanuel Rousseau (responsable également des décors et des – forts beaux – costumes) est elle aussi très sombre : prenant appui sur la conception que les auteurs des textes bibliques puis les chrétiens de l’époque médiévale avaient de l’antique cité (une conception sans doute très éloignée de la réalité historique, Babylone étant devenue dans l’imaginaire collectif une ville ou triomphent le luxe, l’immoralité et le vice sous toutes ses formes : ne se confond-elle pas avec la Grande Prostituée dans le livre de l’Apocalypse ?), le metteur en scène transpose l’action d’une cour imaginaire, oppressante, où règne une violence sanguinaire que symbolisent les gants rouges portés par le Grand Prêtre de Baal : on y pratique des sacrifices humains, on y sniffe de la coke, on y égorge toute personne susceptible d’entraver notre marche vers le pouvoir – et les femmes ne sont pas les dernières à recourir à ces expédients violents, témoin le personnage d’Azema (impeccable Natalie Pérez, même si elle a peu à chanter…), assez insignifiant dans l’œuvre originale mais revêtant ici une importance dramatique inédite : faisant mine d’accepter la proposition d’Idreno lui proposant de devenir sa femme, elle poignarde finalement son prétendant puis Arsace avant, lors de la scène finale, de s’emparer de la couronne de Semiramide pour s’auto-couronner tandis que retentit l’ultime chœur de réjouissances. Une vision pour le moins noire, mortifère, cohérente, dans laquelle Karine Deshayes, dans le rôle-titre, apparaît comme un avatar de la vampire Miriam Blaylock des Prédateurs de Tony Scott : égorgeant sans état d’âme, buvant le sang de ses victimes, succombant au charme d’une des danseuses officiant dans son palais, elle court à sa perte en opérant une « métamorphose radicale entre la mante religieuse et la mère éplorée » (dixit Pierre-Emmanuel Rousseau).
De fait, le rôle-titre est on ne peut plus exigeant et requiert une maîtrise technique mais aussi une expressivité à toute épreuve : coloratures di forza (finale du I), lignes vocales tendres et suaves pour le « Alle più calde immagini » chanté avec Arsace, émotion retenue pour le « Qual mesto gemito » du I, chant virtuose et aérien pour le célèbre « Bel raggio « : Karine Deshayes possède toutes ces qualités et remporte un triomphe au rideau final. Nous avons en revanche été moins convaincu par Franco Fagioli : le rôle d’Arsace n’a bien sûr pas été écrit pour un castrat, encore moins pour un contre-ténor. On peut cependant envisager de le confier à des voix masculines, pour peu qu’elles puissent faire face aux redoutables exigences du rôle. Or cela n’a pas été tout à fait le cas en cette soirée du 12 juin : si la virtuosité reste assez impressionnante dans les passages agiles, le contre-ténor, pour donner assise et autorité à son interprétation, appuie à l’excès son registre grave, contrastant avec un médium et un aigu qui ont semblé ce soir assez ténus, manquant de densité, le chanteur donnant l’impression d’utiliser deux voix différentes avec un passage entre les registres un peu trop abrupt. Le ténor Alasdair Kent est peut-être encore un peu léger pour assumer le rôle (difficile) d’Idreno, surtout dans son premier air qui demande des aigus plus percutants. Le second air, en revanche, chanté dans cette mise en scène alors qu’Idreno est en train d’expirer, révèle de belles qualités de chant sur le souffle et un art des nuances très appréciable.
Les deux basses ont quant à elles apporté pleine satisfaction. Nous guetterons les prochaines apparitions de Grigory Shkarupa sur les scènes françaises, en espérant qu’on lui confie prochainement un rôle digne de ses (très beaux moyens) : dans les quelques répliques dévolues à Oroe, la basse russe a fait entendre une voix dense, à la projection superbe, pleine d’autorité. Le festival de Pesaro ne s’y est pas trompé, qui lui a récemment confié le rôle de Giacomo dans Edoardo e Cristina. Un artiste à suivre, assurément.
Enfin, l’an dernier, nous avions dit tout à la fois notre surprise de découvrir en Orbazzano (Tancredi) la voix et le chant si séduisants de Giorgi Manoshvili, tout en regrettant qu’un tel chanteur soit distribué dans un rôle aussi peu valorisant. Depuis, les propositions ne se sont pas fait attendre pour cette jeune basse géorgienne : le rôle-titre d’Attila à Parme, La bohème à Monte-Carlo, Don Carlo à Naples, et l’an prochain Norma au TCE, I masnadieri à Marseille, La bohème à Londres, Carmen à la Scala… Nous le retrouvons cette fois-ci en Assur, un rôle à la mesure de son talent où il peut faire valoir une belle virtuosité belcantiste, une ligne de chant ferme et nuancée, une autorité naturelle qui sied à ce personnage de Prince. Son air du II (« Deh ! ti ferma »), qui semble préfigurer la célèbre scène du cauchemar de l’Attila verdien, a été un des grands moments vocaux de la soirée – même si l’on regrette qu’avec un tel interprète, la nécessaire reprise de sa cabalette ait été coupée…
Au total, une soirée de qualité, certes longue (notre époque n’est plus guère familière des œuvres demandant une attention et une concentration de plus de deux heures…), mais suivie avec plaisir par un public attentif, réservant un très beau succès à l’ensemble des artistes au rideau final.
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[i] La célèbre production aixoise de Pizzi avec Caballé, Horne, Ramey, Araiza, l’orchestre et les chœurs de l’Opéra de Paris, avait été donnée en 1981 au Théâtre des Champs-Élysées.
Retrouvez nos interviews de Karine Deshayes et Pierre-Emmanuel Rousseau ici et là !
Sémiramis : Karine Deshayes
Arsace : Franco Fagioli
Assur : Giorgi Manoshvili
Idreno : Alasdair Kent
Azema : Natalie Pérez
Oroe / Le Spectre du roi Nino : Grigory Shkarupa
Orchestre de l’Opéra Normandie Rouen, dir. Valentina Peleggi
Chœur accentus / Opéra de Rouen Normandie
Mise en scène, décors, costumes : Pierre-Emmanuel Rousseau
Assistant à la mise en scène : Achille Jourdain
Lumières : Gilles Gentner
Assistante scénographie : Guillemine Burin des Roziers
Chorégraphie : Carlo d’Abramo
Semiramide
Opéra en deux actes de Gioacchino Rossini, livret de Gaetano Rossi d’après Sémiramis de Voltaire, créé à Venise en 1823.
Opéra de Rouen, représentation du jeudi 12 juin 2025.
2 commentaires
Dans les années de la Rossini renaissance (grande nostalgie pour cette belle époque), sans recherches de mémoire excessives, au-delà de la SEMIRAMIDE évoquée ici, je revois un OTELLO au TCE (June Anderson), une GAZZA LADRA au même TCE (Cecilia Gasdia), au Châtelet une DONNA DEL LAGO (Cuberli, Valentini-Terrani, Blake, Merritt), un MAOMETTO SECONDO (Gasdia, Zimmermann, Merritt) – sans parler d’une CENERENTOLA avec Ewa Podles – , à Garnier un MOÏSE heureusement capté (Ramey, Gasdia, Verrett), Paris n’est pas Pesaro, mais dire que la capitale a fait l’impasse sur ces Rossini alors oubliés serait trahir l’histoire, il me semble.
Merci beaucoup pour ces rappels qui modèrent opportunément mon jugement un peu sévère. Effectivement, dans le sillage de la « Rossini renaissance », il y eut à Paris quelques belles soirées (on peut ajouter aux titres que vous citez « Le Siège de Corinthe » en 1985). Je garde personnellement un souvenir fort de « la Donna del Lago » au Châtelet, et plus encore du « Moïse » de Garnier. Mais ces spectacles, pour plusieurs d’entre eux, remontent à 40 ans, voire plus…
C’est après que, selon moi, les programmations se montrées assez décevantes… Certes depuis nous avons eu au TCE un autre « Otello », ou encore « Zelmira ». Mais enfin, au total, la moisson est tout de même très maigre…
Le dernier Rossini sérieux d’importance proposé à Paris fut, à mon sens, la formidable « Ermione » offerte par le regretté Zedda au TCE il y a déjà dix ans… Les deux seuls « opere serie » de Rossini à l’Opéra de Paris, ces dernières années, ont été les médiocres « Guillaume Tell » de 2002 et « Donna del Lago » (2010). Juste à titre de comparaison, un autre immense compositeur – mais moins populaire auprès du grand public -, Leoš Janácek, a vu absolument TOUS ses grands ouvrages lyriques représentés, et c’est tant mieux d’ailleurs ! (j’en excepte les rarissimes « Osud », « Počátek románu » et « Šárka ») : « Jenufa », « Journal d’un disparu », « Katia Kabanova », « De la maison des morts », « La Petite Renarde rusée », « L’Affaire Makropoulos »… à l’exception des « Voyages de M. Broucek »… Certaines de ces œuvres s’étant même vu offrir trois productions entre la fin du XXe siècle et ce début du XXIe siècle (« De la maison des morts »). En attendant, « Otello », « Ermione », « Tancredi », « Semiramide », « Armida » ou « Elisabetta » attendent toujours que les sempiternelles reprises des « Barbier », « Cenerentola » ou « Italienne à Alger » leur fassent un peu de place…