François Couperin : Leçons de Ténèbres, Festival de Froville, 12 juin 2025
Après les deux concerts solaires de Nuria Rial et Francesca Aspromonte déjà chroniqués dans ces pages, la 28e édition du festival de musique baroque et sacrée propose au public de se laisser conter les Leçons de ténèbres de Couperin par le Maitre Niquet. Le temps d’une heure, le petit prieuré de Froville prend des allures de chapelle royale du Grand Siècle.
Et nous avons des nuits plus belles que vos jours
Les années passent, le Concert Spirituel s’achemine bon an mal an vers son quarantième anniversaire mais le temps ne semble pas avoir de prise sur son fondateur, Hervé Niquet. Lorsqu’il prend place dans le chœur de l’église de Froville, la taille sanglée dans une redingote de velours damassé, sa silhouette est indiscutablement celle d’un éternel jeune homme et il suffit qu’il ouvre la bouche dans l’intention d’introduire le concert pour que l’ensemble du public se rende à l’évidence : son enthousiasme pour le répertoire baroque et sa gourmandise à le partager sont intacts depuis 1987.
Avec pédagogie mais non sans humour, Hervé Niquet plante pour les festivaliers de Froville le décor de ces Leçons de ténèbres : à une assistance largement déchristianisée et peu au fait de la complexité de la liturgie catholique du temps pascal, le Maestro rappelle que les offices des Ténèbres consistaient, durant la Semaine Sainte, en d’interminables cérémonies durant lesquelles les églises étaient éclairées a giorno par des dizaines de cierges pour conjurer la peur de la nuit et célébrer par anticipation la Résurrection du matin de Pâques. Habituellement, ces temps de prières étaient interprétés par un chœur de moniales dissimulé au regard des fidèles par un grand rideau noir tendu devant le chœur mais il arrivait aussi que – en cette fin de Carême pendant laquelle les théâtres étaient fermés et les artistes lyriques privés d’engagement – les religieuses soient rejointes par les dames de l’Opéra qui trouvaient là l’occasion d’exercer leur art en pleine période de jeûne.
Au tournant des XVII et XVIIIe siècles, François Couperin compose ainsi trois Leçons de ténèbres pour l’abbaye royale de Longchamps, qui constituent un sommet de l’art vocal français du Grand Siècle. Ce sont ces Leçons, associées à des répons mis en musique par Marc-Antoine Charpentier et un grand Miserere composé par Michel-Richard Delalande, qu’Hervé Niquet est venu diriger au prieuré de Froville dans une démarche d’archéologie musicale visant à recréer l’atmosphère sonore d’un office de mâtine à la fin du règne de Louis XIV.
Pour respecter l’intégrité religieuse de cette musique, le Maestro avertit préalablement le public qu’il n’y aura pas d’entracte… et de saluer les festivaliers d’un tonitruant « À demain matin ! » avant qu’il ne prenne place au pupitre pour entamer la Première leçon.
Desperate housewives
Massés dans le chœur de l’église de Froville, entre l’autel et l’ancienne grille de communion, les artistes du Concert Spirituel ne sont pas plus de quatre instrumentistes et six chanteuses placés sous la direction d’Hervé Niquet.
Dès les premiers accords du violoncelle, de la viole de gambe, du théorbe et du positif, on est saisi par la beauté majestueuse de cette musique extrêmement savante qui accompagnait les liturgies catholiques du Grand Siècle. Belles comme la peinture de Philippe de Champaigne et de Simon Vouet, les compositions de François Couperin déploient d’interminables lignes mélodiques sur lesquelles le chœur exclusivement féminin dépose un chant dépouillé, à la fois monacal et raffiné.
Il serait vain de chercher à hiérarchiser les talents musicaux de Marie-Pierre Wattiez, Aude Fenoy, Alice Glaie, Agathe Boudet, Gwenaëlle Clemino et Alice Kamenezky : comme les facettes d’une même gemme, elles se répondent l’une à l’autre avec une rigueur métronomique sur laquelle veille scrupuleusement le Maestro. Probablement indisposée par la chaleur de cette soirée d’été, l’une d’entre elle est malheureusement obligée de discrètement quitter l’église dès le début du concert, mais sans que cette défection mette en péril l’équilibre des harmoniques de ses cinq consœurs.
Parmi les trois Leçons de Couperin et les répons de Charpentier inscrits au programme, on retiendra notamment l’écriture excessivement élégante de la Deuxième leçon du mercredi saint et la richesse de son continuo.
Le concert se conclut par l’interprétation dépouillée du grand Miserere de Delalande que le chœur féminin interprète d’une voix blanche, lourde de désespoir. Hervé Niquet distille dans cette pièce des tempi majestueux qui conviennent parfaitement à l’atmosphère doloriste de ce morceau composé pour être joué durant la Semaine Sainte.
Si le Concert Spirituel s’éclipse sans accorder aucun « bis », les festivaliers restent néanmoins sous le charme de tant de beauté et ne tient pas rigueur au Maestro d’avoir dû rejoindre précipitamment Nancy. Bien au contraire, on sait gré à Emiliano Gonzalez Toro d’avoir osé programmer ce répertoire austère et permis au public de s’initier au Grand Goût musical ludovicien.
Marie-Pierre Wattiez, Aude Fenoy, Alice Glaie, Agathe Boudet, Gwenaëlle Clemino et Alice Kamenezky, sopranos
Le Concert Spirituel, dir. Hervé Niquet
Tormod Dalen, Violoncelle
Yuka Lusson Saïto, Viole de gambe
Bruno Helstroffer, Marie Langlet, Théorbe
François Saint-Yves, Orgue positif
François Couperin (1668-1733), Première leçon à une voix
Marc-Antoine Charpentier (1643-1704), Répons Unus ex disciplis meis H114
Jacques-François Lochon (1660 ? – 1710 ?), Tuere nos mortales (pièce instrumentale)
François Couperin, Deuxième leçon à une voix
Marc-Antoine Charpentier, Répons Eram quasi agnus innocens H115
Louis Chein (1637-1694), Missa pro defunctis – Introït (pièce instrumentale)
François Couperin, Troisième leçon à deux voix
Marc-Antoine Charpentier, Répons Una hora non potiuistis vigilare Mecum H116
Michel-Richard Delalande (1657-1726), Miserere
Église Notre-Dame à Froville, concert du jeudi 12 juin 2025