Iphigénie : Véronique Gens
Électre : Olivia Doray
Diane : Floriane Hasler
Pylade : Reinoud Van Mechelen
Oreste : Thomas Dolié
Thoas : David Witczak
L’Ordonnateur, l’Océan : Tomislav Lavoie
Habitant de Délos, Triton, le Grand Sacrificateur : Antonin Rondepierre
Première habitante de Délos, Isménide, première Nymphe, première Prêtresse : Jehanne Amzal
Seconde habitante de Délos, seconde Nymphe, seconde Prêtresse : Marine Lafdal-Franc
Le Concert Spirituel, dir. Hervé Niquet
Iphigénie en Tauride
Tragédie lyrique en cinq actes et un prologue d’Henry Desmarest et André Campra, livret de Joseph-François Duché de Vancy et Antoine Danchet, créée à l’Académie Royale de musique en 1704.
2 CD Alpha Classics, 62’23 min. et 61’37 min. Enregistré en 2024.

Un Appassionato qui célèbre la passionnante redécouverte d’une œuvre écrite « à quatre mains », servie par une interprétation musicale de premier ordre.
D’Euripide à Michael Cacoyannis (1977) ou Tiago Rodrigues (2020), sans omettre Rotrou, Racine ou Goethe, cette fameuse Iphigénie aura inspiré bien du monde ! Pour les principaux compositeurs, retenons D. Scarlatti (1713), Jomelli (1751), Gluck (1774/Aulide & 1779/Tauride), Piccinni (1781)… Pour Alpha-Classics, Hervé Niquet et son Concert Spirituel nous ont concocté une découverte passionnante à plus d’un titre, la tragédie lyrique en un prologue et cinq actes, Iphigénie en Tauride d’Henry Desmarest et André Campra.
L’histoire d’Iphigénie fut donc mille fois traitée. Déjà chez Euripide, la jeune princesse acceptait d’être sacrifiée par son père Agamemnon pour apaiser un affront envers Artémis ; tandis que chez Eschyle, elle résistait et maudissait les siens… Chez Desmarets et Campra, tout finit bien, les dieux se calment, redonnant aux amants la joie de vivre. Leur Iphigénie (redécouverte, avant ce CD, à l’occasion d’un superbe concert donné il y a un an au TCE) est un ouvrage homogène, qui pourtant ne fut nullement un travail d’équipe – et c’est bien là son premier attrait original.
Desmarest s’était construit une réputation avec les succès de Didon (1693), Circé (1694) et Vénus et Adonis (1697). Sa musique se distinguait par de multiples influences étrangères, souvenirs de ses nombreux voyages en Europe. La sensibilité et la virtuosité de ses œuvres en firent l’un des compositeurs les plus remarquables de sa génération (avec Campra, Marais et Destouches). 1699 vit tout basculer, conférant l’aspect d’un roman de cape et d’épée à cette Iphigénie alors en gestation.
Louis XIV, roi aux mœurs exemplaires, s’offusqua d’un scandale croustillant, dû à un jeune musicien à son service : Desmarest avait enlevé une jeune fille et l’avait épousée malgré le refus paternel de la demoiselle ! Le Roi-Soleil ne badinait pas avec les affaires de cœur… de ses sujets ! Condamné à mort, Desmarest gagna à temps la Belgique avec son épouse… Il deviendra musicien de Philippe V d’Espagne et intendant de la musique du duc de Lorraine à Lunéville. Il ne reviendra en France qu’en 1720, une fois son mariage reconnu et sa grâce obtenue du Régent.
Mais restons en 1699. Lors de cet exil soudain, Campra récupère dans l’affolement la partition en chantier d’Iphigénie en Tauride. Surtout, l’Académie Royale de Musique, avide de nouveautés, le presse d’achever cette œuvre en attente ! Le livret initial de Joseph-François Duché de Vancy est terminé par Antoine Danchet, et Campra (considéré aujourd’hui comme le principal compositeur d’opéras français entre Lully et Rameau) compose un prologue et des scènes, pour chacun des cinq actes et fait représenter l’ouvrage par l’Académie, en 1704.
Ne sous-estimons pas le travail de Campra ; rien n’est plus difficile que de « terminer » l’œuvre d’autrui en respectant son style, mais sans se perdre soi-même. Un admirateur de Campra le félicita à sa façon :
Conjuguez le verbe camper
Son futur vous fera connaître
Celui qu’on peut sans se tromper
Nommer en musique un grand maître.
L’enthousiasme apporté à cette exhumation par Hervé Niquet et son Concert Spirituel se ressent sur tout l’enregistrement. L’œuvre alterne avec art, rythmes toniques ou tendres, émotion et panache. S’il est difficile d’identifier quelle page est de Desmarets, quelle autre de Campra, l’élan de cette formidable équipe fait vite oublier ces questions. D’ailleurs, l’excellent livret détaillé de Benoît Dratwicki délivre de précieuses explications sur ce point [i]. Pour qui souhaiterait en savoir plus, la partition est éditée par le Centre de Musique Baroque de Versailles.
Dans cet enregistrement, les couleurs et les sentiments dispensés par les chanteurs forcent l’enthousiasme par leur engagement et leur expressivité : on sent que ce répertoire est pour eux un terrain d’élection et leur bonheur de le valoriser est communicatif. Il galvanise l’écoute ! Tous les artistes sont à citer :
Prestation lumineuse et enlevée de Véronique Gens, véritable pivot de cette action mouvementée pour le moins ; avec elle, Iphigénie est une combattante plutôt qu’une agnelle résignée. Olivia Doray, Électre cloîtrée dans son drame mais sensible à l’amour de Pylade ; Floriane Hasler : ses inflexions tendres et bienveillantes rendent humaine Diane, qui a déposé arc et flèches ; Reinoud Van Mechelen, Pylade très touchant, véritable soutien tant pour l’ami Oreste que pour l’amante Électre ; Thomas Dolié, Oreste enclin à la désespérance, personnage sombre mais magistralement campé ; David Witczak, le roi Thoas, colosse aux pieds d’argile, altier et fragile à la fois ; Tomislav Lavoie impressionnant Ordonnateur…
Les passages orchestraux établissent un lien chatoyant et surtout expressif, entre le Lully purement décoratif des ballets royaux et les futures participations à l’action (Danse des Furies et Danse des Ombres heureuses d’Orphée et Eurydice de Gluck, par exemple). La variété des contrastes dispensés par le Concert Spirituel ne faiblit pas une seconde, dans le même temps que la verve du mot jaillit des chœurs très engagés. Un orchestre réactif, coloré, nuancé et une troupe vocale exemplaire : discophiles, baroqueux et amoureux d’opéra sont à la fête !
Soulignons le seul point qui nous paraît poser un léger problème : la spatialisation de l’orchestre et des interprètes. Les interventions solistes accompagnées d’un ou quelques instruments sont parfaitement réparties et permettent de suivre l’action sans recours au livret. Par contre, lorsque le Concert Spirituel au complet accompagne un chanteur, la voix de celui-ci se perd. On bénéficie toujours de la ligne de chant, mais les mots s’évaporent… Critique minime sur un enregistrement formidable qui, par ailleurs, ne mérite que des éloges et dont la prise de son est aérée, présente et vibrante à la fois. Après William Christie et Marc Minkowski, Hervé Niquet contribue à faire revivre la musique française méconnue du XVIIe siècle, avec une chaleur persuasive qui emporte l’adhésion !
————————————————
[i] Voyez également les repérages qu’avait effectués Pascal Lelièvre à partir de la partition dans son compte rendu du concert donné au TCE.