Bohème, Opéra de Nancy, 17 décembre 2025
Splendeur scénographique, émotion musicale et… frustration dramatique : l’Opéra de Nancy conclut sa saison sur un spectacle presque parfait
L’idée est aussi simple que séduisante : dans cet opéra dont les protagonistes masculins sont un peintre, un poète, un philosophe et un musicien, pourquoi ne pas offrir aux arts et aux lettres la place qui leur revient de droit ? Tel est le pari tenu par l’équipe du comédien David Geselson qui, pour sa première mise en scène opératique, immerge la Bohème dans le bouillonnement artistique et intellectuel du Paris des années 1830 – loin des cratères lunaires de Claus Guth à Bastille, donc. Le prologue – habillé par l’orchestration des Crisantemi de Puccini – place d’emblée la lecture de l’œuvre dans cette perspective cinématographique si naturellement rattachée au Maestro de Lucques. Un texte de remise en contexte pédagogique (façon « En ces temps-là, en Galilée… » cher aux péplums bibliques) s’affiche sur un rideau translucide à l’avant-scène, situant justement l’action de l’opéra au mitan de deux révolutions et de deux rois – l’un de droit divin, l’autre choisi par le peuple. Comme pour mieux fusionner musique, drame, histoire et peinture, le rideau accueille aussi un détail des Scènes des massacres de Scio de Delacroix, toile qui sera maintenue pendant tout le premier tableau. Derrière elle, une vaste verrière figure la mansarde mal chauffée de notre quatuor d’artistes. Parti-pris déroutant – on redoute un effet de mise à distance – mais finalement convaincant, qui inscrit le mélodrame domestique dans la trame plus vaste de l’Histoire. Les autres œuvres dispensées au fil des scènes (Goya, Turner, Hugo, Vernet…) produiront habilement le même effet. Le second tableau voit le rideau translucide se lever et la verrière basculer pour figurer la devanture du Café Momus. Cette fois, plus de mise à distance : avec une euphorie communicative, le plateau est pris d’assaut, les membres du chœur déferlent de toutes parts (dans les magnifiques costumes de Benjamin Moreau) et brisent joyeusement le quatrième mur pour communiquer avec le public, jusqu’à un lancer de tracts reprenant la Déclaration des Droits de la Femme et de la Citoyenne d’Olympe de Gouges. Une effervescence parfaitement maîtrisée, jusque dans la lisibilité des micro-actions (Parpignol et ses jouets, la Retraite…). L’effet de contraste est saisissant avec les deux derniers tableaux où, en écho aux vers baudelairiens projetés comme des commentaires de l’action, les lumières mordorées et la flamboyance des œuvres romantiques s’atténuent pour évoluer vers des visions spleenétiques et hivernales. La désolation brumeuse de la Barrière d’Enfer préfigure le retour à la mansarde glacée où Mimi pousse son dernier soupir, avec ce beau motif d’un arbre aux racines dénudées ; la réapparition des choristes, silhouettes éclairées à la bougie, autour de son lit de douleur évoque quelque assemblée de spectres… Quand le noir se fait sur l’ultime cri poussé par Rodolfo, c’est un magnifique livre d’images qui se referme.
Et deux heures de félicité musicale qui s’achèvent. Car, portés par la direction constamment vivante de Marta Gardolińska – qui fait avec cette production ses adieux à l’institution nancéienne après cinq années d’un mandat couronné de succès -, les musiciens de l’Orchestre de l’Opéra national Nancy-Lorraine investissent avec la même aisance les emballements bouffes de la partition, ses passages d’intense mélancolie et ses climax dramatiques, son écriture par courtes cellules motiviques et ses phrases à l’ample lyrisme. Même réussite du côté du (jeune) plateau vocal, presque entièrement composé de prises de rôle. Les barytons Yoann Dubruque (déjà remarqué cette année en Douphol à Tours) et Louis de Lavignère campent un Marcello et un Schaunard idéaux, avec cette projection un rien déclamatoire qui caractérise l’ironie désabusée de leur personnage. Le splendide timbre de basse de Blaise Malaba marque par la variété de ses nuances, qui font de ses adieux à son pardessus (« Vecchia zimarra… ») dans le dernier tableau un condensé d’émotion pure. Même splendeur musicale chez le ténor américain Angel Romero, qui s’illustre avec brio dès son « Che gelida manina… ». Par ses couleurs et ses accents, son timbre évoque étonnamment celui de Luciano Pavarotti. Hélas, la ressemblance se prolonge jusque dans un certain statisme scénique. L’alchimie avec la Mimi de Lucie Peyramaure s’en ressent, ce qui constitue l’unique ombre au tableau de cette soirée lyrique. Pour autant, la soprano limougeotte confirme les espoirs placés en elle depuis le Manru de Paderewski (Nancy, 2003) : voix riche offrant une belle assise dans les graves, intelligence dans l’approche vériste du chant, palette de nuances sans limite. Face aux quatre hâbleurs qui l’entourent, elle dépeint avec justesse un personnage plus humble, sans armes artistiques ou intellectuelles pour faire face à la misère. Musetta en est comme le pendant héroïque : la coquette qui fait tourner les cœurs (et mène Marcello par le bout du nez) se révèle, dans le deuxième tableau, une pasionaria féministe à laquelle la soprano irano-néerlandaise Lilian Farahani prête son aplomb vocal et sa prestance scénique. Un presque sans-faute, donc, que cette production, et une occasion à ne pas rater de conclure l’année en beauté.
Mimi : Lucie Peyramaure
Rodolfo : Angel Romero
Musetta : Lilian Farahani
Marcello : Yoann Dubruque
Colline : Blaise Malaba
Schaunard : Louis de Lavignère
Benoît : Yong Kim
Alcindoro : Jonas Yajure
Parpignol : Takeharu Tanaka
Sergent des douanes : Henry Boyles
Un douanier : Marco Gemini
Orchestre et chœur de l’Opéra national de Nancy-Lorraine, dir. Marta Gardolińska
Assistant à la direction musicale : Renaud Madore
Chef de chœur : Anass Ismat
Mise en scène : David Geselson
Assistante à la mise en scène : Sophie Bricaire
Scénographie : Lisa Navarro
Costumes : Benjamin Moreau
Lumières : Jérémie Papin
Vidéo : Jérémie Scheidler
LA BOHÈME
Opéra en quatre tableaux de Giacomo Puccini, livret de Giuseppe Giacosa et Luigi Illica d’après Scènes de la vie de bohème d’Henry Murger (1851), créé au Teatro Regio de Turin le 1er février 1896.
Opéra de Nancy, représentation du mercredi 17 décembre 2025

