
Une mise en espace convaincante, une distribution vocale (en grande partie française) de haute tenue, une direction stylistiquement pertinente : Mitridate triomphe à Salzbourg !
Avec Mitridate, Mozart expérimente le genre peu connu de l’opéra-trampoline. Toutes les arias, ou du moins les plus importantes, regorgent de sbalzi, ces sauts mélodiques hallucinants, périlleux entre tous, qui vont parfois jusqu’à la double octave. Il en reste quelques vestiges dans le « Come scoglio » de Fiordiligi mais c’est assurément dans ce défi à Jommelli, composé en 1770 pour le théâtre ducal de Milan (la Scala allait être inaugurée quelques années plus tard) que le jeune Wolfgang s’est le plus amusé à ce type d’écriture. Un détail ? Non : ces sauts se retrouvent dans l’écriture pour clarinette du compositeur, et comme pour l’instrument à anches, il y a fort à parier que la technique vocale de l’époque raffolait du contraste de timbre entre le grave et l’aigu. En somme, tout l’opposé de la recherche d’une homogénéité de timbre sur toute l’étendue qui constitue de nos jours la base de nombreuses écoles de chant. Il est certain, en tout cas, que la voix du ténor Guglielmo d’Ettore, créateur du rôle de Mithridate, s’y prêtait. Si, aux sbalzi, vous ajoutez les cascades de vocalises, volatine ribattute, arpèges, staccati et picchettati en tous genres, si possible dans le suraigu, vous obtenez un feu d’artifice vocal comme Mozart en a rarement composé. À partir de là, vous réunissez les meilleurs chanteurs du moment et le succès est assuré. C’est aussi simple que cela.
Et c’est, il faut bien le reconnaître, ce qui s’est passé à Salzbourg le 4 août, pour cette représentation unique. Après l’air d’entrée d’Aspasie, dont Sara Blanch n’a fait qu’une bouchée, le public subjugué a déclenché les applaudissements. Ceux-ci sont allés crescendo tout au long des trois heures de la représentation semi-scénique, pour terminer en une immense et généreuse ovation. Un moment rare a achevé de convertir les plus sceptiques : celle de la sortita du roi Mithridate. Pene Pati avait fait ses débuts à Salzbourg en avril dernier, dans Elias. Pour beaucoup de spectateurs, il était à peu près inconnu. En quelques secondes, à l’écoute de son entrée sur scène pianissimo, à la découverte de ses suraigus étincelants, la réserve s’est muée en émerveillement. Il faut dire que Pati était en forme, et qu’il a offert une leçon de chant à laquelle, en toute honnêteté, personne ne pouvait s’attendre. La voix est de velours, la projection puissante, la technique éblouissante ; il fait chavirer dans la tristesse (« Se di lauri il crine adorno »), il terrifie dans la colère (« Già di pietà mi spoglio »). C’est une évidence : le rôle lui va comme un gant.
Un chanteur d’exception, c’est une chose. Réunir une distribution de même niveau en est une autre. Sara Blanch (Aspasie) allie une technique belcantiste impeccable à la douceur du timbre. Son ébouriffant air d’entrée, « Al destin che la minaccia », la présente comme une virago cornélienne, mais son accompagnato de l’acte II, « Pallid’ombre », où Mozart se hisse aux sommets des plus beaux lamentos haendéliens, révèle toute la pudeur de la Monime de Racine. Elsa Dreisig (Xipharès) au timbre plus dur, vocalise bien aussi mais c’est dans le registre pathétique qu’elle donne le meilleur de son art : dans sa grande aria « Lungi da te », son timbre puissant, argenté, rappelle Gundula Janowitz. Les deux voix fusionnent idéalement dans le duo « Se viver non degg’io » de l’acte II, offrant dans la cadence un moment suspendu, hors du temps.
On nous pardonnera, j’espère, d’avoir le cœur rempli de fierté à voir le nombre de Français se distinguer cette année à Salzbourg. Si ma voisine, une journaliste autrichienne, le souligne, je ne vais certainement pas manquer l’occasion de souligner à mon tour que l’école française de chant produit, ces années, des merveilles. Et je ne vais pas bouder mon plaisir. À côté de la franco-danoise Elsa Dreisig, dont la carrière est désormais lancée, figurent deux jeunes talents qui font aussi beaucoup parler d’eux. Le contre-ténor Paul-Antoine Bénos-Djian s’est vu confier le rôle du bad boy de l’histoire, le fils maudit Pharnace, mauvais fils, mauvais frère, amoureux éconduit, qui trouve son salut en accompagnant malgré tout ce père qu’il abhorre sur le champ de bataille. En 2019, Benos-Djian ensorcelait les représentations de La nuit des rois au Français en offrant son timbre velouté et son art du legato aux arias pathétiques de Monteverdi. Aujourd’hui, il surprend par d’autres facettes de son talent, notamment lorsque la haine sourde jaillit soudain du cœur meurtri de son personnage (« Son reo, l’error confesso »). La princesse parthe Ismène, « un bon parti » nous disent les surtitres, est interprétée par Julie Roset. Si le rôle est un peu périphérique dans l’action, il nous rappelle que Mithridate, roi du Pont, c’est-à-dire de la Mer noire, n’était pas seulement grec, mais greco-iranien, et que l’empire perse n’était pas loin, avec une culture très éloignée de celle de l’empire romain. Julie Roset a une voix fraîche, une technique impeccable, et interprète le rôle de cette triste princesse Ismène avec une distinction exquise. La France s’est, avec elle, dotée d’un nouveau soprano léger exceptionnel, dans la lignée des plus grandes[1].
On ne présente plus Adam Fischer, à la baguette, qui a consacré une vie entière aux répertoires autrichiens et hongrois. Ce qui frappe, dans sa direction nerveuse, précise et légère, c’est son souci de s’approcher au plus près du son italien avec lequel Mozart avait travaillé à Milan en 1770, notamment en étayant son quintette à cordes sur une phalange de quatre contrebasses. Cette restitution contribue à donner le relief et l’énergie nécessaires pour soutenir les pyrotechnies vocales qui jalonnent la partition.
A-t-on assez vanté les mérites d’une production semi-scénique ? Les chanteurs, libres de leur partitions, évoluent librement autour de l’orchestre. Un costume chamarré, une couronne d’or et un trône suffisent à évoquer la dignité royale, une boisson verdâtre représente le poison, et c’est largement suffisant pour suivre le développement de l’action. À ces quelques éléments, Birgit Kajtna-Wönig a ajouté quelques effets discutables : la clope au bec de Pharnace ? déjà vu. Le violon massacré par Mithridate dans un accès de rage : ça irait encore pour un club théâtre de collège, mais à Salzbourg ça ne fait pas l’affaire. Géniale, en revanche, l’idée d’utiliser des sur-titres étendus. Grâce à deux écrans élargis, les illustrations de Mara Wild permettent de découvrir la constellation des personnages, puis l’arrivée du navire de Mithridate, ou encore de faire vibrer les mots-clefs de chaque scène, chaque fois avec un brin d’humour. Grâce à cette présentation, à mi-chemin entre le sur-titre traditionnel, le roman graphique et le manga, le spectateur reçoit toute l’information nécessaire, sans plus, pour suivre les méandres de l’action.
Acclamation générale en fin de spectacle. Un même bonheur se lit sur les visage des artistes et du public.
Retrouvez Pene Pati en interview ici !
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[1] Pour rappel : Julie Roset a remporté le prestigieux premier prix Operalia en 2023.
Mitridate : Pene Pati
Aspasia : Sara Blanch
Sifare : Elsa Dreisig
Farnace : Paul-Antoine Bénos-Djian
Ismne : Julie Roset
Marzio : Seungwoo Simon Yang
Arbate : Iurii Iushkevich
Rupert Burleigh, pianoforte
Orchestre du Mozarteum de Salzbourg, dir. Adam Fischer
Version semi-scénique : Birgit Kajtna-Wönig
Vidéo : Mara Wild
Mitridate, re di Ponto
Opera seria en trois actes de Wolfgang Amadeus Mozart. livret est de Vittorio Amedeo Cigna-Santi, d’après la traduction italienne de Giuseppe Parini de la pièce de Jean Racine, créé le 26 décembre 1770 au Teatro regio ducale de Milan.
Festival de Salzbourg, représentation du lundi 4 août 2025