Il est parfois des secondes distributions qui n’ont rien à envier aux premières. Moins exposées au trac de la soirée inaugurale – et sans doute aussi aux feux du vedettariat –, elles peuvent aussi les dépasser, sinon en qualité du moins en assurance. C’est un peu le cas de ce qui se passe pour la poursuite des représentations d’Adriana Lecouvreur à l’Opéra national de Paris où il n’y pas de place pour les hésitations et les concessions. Ayant déjà rendu compte de la première, ne nous attardons donc pas sur la mise en scène, la chorégraphie, la direction d’orchestre et les personnages plus ou moins secondaires, pour ne considérer que les trois rôles principaux.
Après avoir reporté par deux fois ses débuts dans l’œuvre – à Naples en octobre 2016, puis à Liège au printemps dernier – Anna Pirozzi a pris de gros risques en investissant l’héroïne dans le grand vaisseau de l’Opéra Bastille. Qu’à cela ne tienne… les années lui ont vraisemblablement permis de peaufiner sa conception de la comédienne célébrée par Scribe et Legouvé. Dès sa scène d’entrée, son approche de la protagoniste est très franche, l’aigu est net et solide, le souffle est long et les teintes amplement variées ; le timbre sonnant très voluptueux dès le duo qui suit, avec Michonnet. La scène du monologue est décapante, débouchant sur des accents menaçants qui nous font regretter que Cilea n’ait pas mis en musique les répliques de Phèdre. Attendrissante dans la dernière entrevue avec son régisseur, elle déploie une ligne exemplaire dans un air des fleurs aux sons filés électrisants. Certes, nous sommes encore loin du degré d’expressivité atteint par une Magda Olivero ou une Raina Kabaivanska mais la soprano italienne aura le temps de mûrir un personnage qu’elle possède déjà entièrement.
Aussi en prise de rôle, Giorgio Berrugi incarne tout d’abord un Maurizio quelque peu en retrait, plutôt prudent dans sa romanza de présentation, malgré une grande maîtrise du haut du registre. Passionné dans le premier duo avec Adriana, héroïque dans celui avec la Princesse, il conjugue les deux sentiments dans la scène de la Grange-Batelière où la somptuosité de l’intonation de sa bien-aimée lui donne la réplique. Et si son récit de l’acte III est abordé de manière assez confidentielle, comme en sourdine, l’air de l’acte II est, quant à lui, un festival de couleurs et de maîtrise du souffle. L’excellente entente qu’il entretient avec sa partenaire mène le duo de la mort au paroxysme où notre ténor se distingue aussi par un phrasé de haute école.
Entendue encore récemment à Lyon et au Théâtre des Champs-Élysées en version de concert, la Principessa di Bouillon de Clémentine Margaine se confirme comme l’une des meilleures du moment, au timbre ample et chaud, et à l’aigu percutant. Dès lors, l’affrontement avec sa rivale, d’abord insinuant, associe à la fois le conflit psychologique et le duel vocal, évoquant par moments les antagonismes des reines donizettiennes des années 1830.
Une mention particulière pour le Michonnet d’Ambrogio Maestri, en nette progression par rapport au soir de la première, et pour les Chœurs de l’Opéra national de Paris, exceptionnels dans leur courte prestation pendant le divertissement du « Jugement de Pâris », revêtant l’habit des courtisans conviés à la représentation.
Une défaillance des surtitres rend visiblement plus difficile la compréhension au public non italophone, un précipité sans fin venant se prolonger entre les actes I et II, probablement dans l’espoir de réparer ce dysfonctionnement.
Moins étoffé que pour la première distribution, le public est aux anges. Dommage pour celles et ceux qui ne viennent que pour applaudir des stars, sans savoir ce qu’ils manquent… mais sans doute il ne faut pas le leur dire…
Adriana Lecouvreur : Anna Pirozzi
Maurizio : Giorgio Berrugi
La Principessa di Bouillon : Clémentine Margaine
Michonnet : Ambrogio Maestri
Il Principe di Bouillon : Sava Vemič
L’Abate di Chazeuil : Leonardo Cortellazzi
Quinault : Alejando Baliñas Vieites
Poisson : Nicholas Jones
Madamigella Jouvenot : Ilanah Lobel-Torres
Madamigella Dangeville : Marine Chagnon
Un Maggiordomo : Se-Jin Hwang
Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris, dir. Jader Bignamini et Alessandro Di Stefano
Mise en scène : David McVicar
Décors : Charles Edwards
Costumes : Brigitte Reiffenstuel
Lumières : Adam Silverman
Chorégraphie : Andrew George
Adriana Lecouvreur
Opéra en quatre actes de Francesco Cilea, livret d’Arturo Colautti, créé au Teatro Lirico de Milan le 6 novembre 1902.
Opéra National de Paris Bastille, représentation du mercredi 31 janvier 2024