C’est le genre de projet originaux, hors des sentiers battus, qu’aime à frayer Raphaël Pichon. Dans la suite de son concert Mein Traum mené avec Stéphane Degout et dont la troisième partie s’appelait déjà « Mort et transfiguration[1] », voici donc L’autre voyage, dans une mise en scène fluide et des décors signés Silvia Costa. Le but ? le chef en donne l’esprit dans le programme de salle : « Créer une partition organique dont naisse un récit scénique qui nous parle de Schubert, de ses obsessions. » Ainsi, l’ensemble est durchkomponiert, sans arrêt autre – et rare – que celui réclamé par la musique.
Laquelle ? Certes, celle de Schubert, uniquement, avec des extraits de Lazarus, de Fierabras, des Conjurés, d’Alfonso et Estrella ou de quelques lieder, comme le Doppelgänger, mais arrangé par Liszt. Mais il y a, de fait, (re)création, à partir de nombreuses esquisses du compositeur, parfois retravaillées par le chef en personne (le sublime air de Fierabras avec sa tendre clarinette est pour ténor, or il le fait se terminer en duo avec baryton) et orchestrées par Robert Percival (comme ce final tiré de l’opéra inachevé Sakuntala), alors que les textes de certaines œuvres ont été changés et réécrits par Raphaëlle Blin. Le tout dans cette tonalité funèbre plutôt plombante.
Car avant même le début du spectacle, le ton est donné : un rouet et son fil rouge se détache sur le fond noir. « Noir, c’est noir, il n’y a plus d’espoir… » C’est bien ce qui creuse le spectacle en profondeur, se référant sans cesse à la mort, au cadavre, à la tombe, multipliant les images sinistres et les musiques étouffantes dans leur continuité sombre. Pourtant, dans cette fable ontologique, il est une lueur et c’est celle de la rédemption finale. Figure obligée ?
Tout débute par un glas funèbre et une Marguerite au rouet, plutôt Parque que jeune fille innocente : elle tisse un fil rouge qu’elle coupe, n’en gardant qu’un morceau symbolisant la finitude et la brièveté de la vie. La musique qui se déploie est alors celle du Leiermann, ce dernier lied du Voyage d’hiver, mais dans la profonde transcription que Brahms en fit pour canon. Superbe prologue.
Clairement, le spectacle commence dans l’au-delà d’une solitude désolée, celle chantée par le Wanderer schubertien. Ainsi, le spectateur est mené vers une histoire symbolique, hantée par la mort. C’est celle de l’Homme, un médecin légiste qui se retrouve face à son propre cadavre, dans une salle de dissection au sein d’une morgue glaciale. « La mort et l’anéantissement sont tout autour de nous. » Et sous nos yeux sidérés, le voilà disséquant son propre corps, avant de le recoudre – tout en chantant avec la voix profonde, prenante, de Stéphane Degout. Parfait de bout en bout, le baryton impose une stature, impressionnant par sa présence comme par son jeu.
Oui, comme il est chanté, « la vie n’est qu’un instant », « la mort est là, l’heure est arrivée ». Sur scène dansent des squelettes animés par des bonnes sœurs en cornette tout de blanc habillées. Puis voilà le chœur apportant le vaste cercueil, les couronnes mortuaires… Cette création théâtrale nous happe, nous étouffe – nous déprime. Et au bout de ces longs moments, on en vient à se demander comment sortir de ce cauchemar. Car rien n’est épargné : le cercueil refermé, l’orchestre mugit, sombre… Jusqu’où cette complaisance ?
© S. Brion
C’est alors que s’ouvre la deuxième partie du spectacle. Sans transition, l’orchestre change de ton, de rythme et de couleur. Un chœur d’enfants fait irruption et voilà le plateau qui s’anime d’une fête nuptiale et de danses qui se veulent joyeuses. L’Amour chante l’espoir d’une nouvelle vie : « la tristesse doit s’apaiser ». La soprano Siobhan Stagg, décidément très présente en France (tout récemment elle était Ilia dans l’Idoménée nancéen et elle incarnera de nouveau ce personnage à Toulouse très prochainement) nous enchante par sa mélancolie, son timbre mordoré, totalement en situation avec le climat schubertien. Elle s’est libérée depuis sa première intervention légèrement tendue et rayonne tout au long de la suite.
© S. Brion
Alors advient un moment suspendu. Après la noce, voici le couple attablé, à l’écoute de leur fils qui se met au piano. Et dans le silence total de la salle Favart, quelques notes s’élèvent. Effet gadget que de voir l’Enfant pianoter ? Au contraire, moment de grâce car le petit Chadi Lazreq chante fort juste, d’une voix fraiche et touchante, en s’accompagnant lui-même pour cette romance[2], tirée de Rosamunde. Un moment fort du spectacle.
Pendant qu’il chante, le père et la mère se griment, se vieillissent. L’enfant disparait et l’on comprend rapidement que c’est sa mort qui est déplorée : « La douleur me consume le cœur » se lamente Siobhan Stagg. Et voilà l’Homme face à son double qui était son enfant, Stéphane Degout interprétant un bouleversant Doppelgänger.
Que peut le réconfort de l’Amitié clamant que « l’amour est une lumière douce » ? Tout en versant du sable fin sous les pieds de l’Homme et de l’Enfant, par sa voix, le ténor Laurence Kilsby semble alors trouver toute la douceur consolatrice schubertienne. Là comme partout, il semble légèrement en retrait, ce qui serait trompeur car s’il l’est, c’est en se glissant parfaitement dans l’esprit de la mise en scène : l’Amitié est une présence, un recours sur lequel on peut compter, pas un héros.
En s’approchant du terme, ce sont deux thèmes chers au romantisme allemand qui se voient convoqués : le nationalisme du sol – « Terre natale tant désirée… Cher pays natal que j’aime tant… » – et celui de la rédemption religieuse – « Heilig ist der Herr – Saint est le Seigneur », venu de la Messe allemande D 872 et interprété par le chœur d’enfants, irréprochable Maîtrise Populaire de l’Opéra-Comique, si bien préparée par Sarah Koné.
Vocalement, la soirée ne manquait pas de moments de grâce, de pur bonheur musical et d’émotion. Le chœur, superlatif, tout en nuances et force, n’y était pas pour rien. Schubert était d’autant mieux servi que l’on sentait chez tous une totale fusion dans ce projet spectaculaire. L’orchestre Pygmalion installait un vrai climat, sous le regard affuté d’un Raphaël Pichon qui semblait officier une longue cérémonie funèbre.
Au final, pendant que Siobhan Stagg interprétait Nacht und Traüme (Nuit et rêves, dans la version orchestrée par Max Reger) réapparaissait sur décor passé du blanc au noir, le petit bout de fil rouge, symbole de notre éphémère passage ici-bas. Et Stéphane Degout se retrouve seul, illuminé d’une lumière crue, criant en silence, puis souriant – avant de devenir impavide lorsque se fait le noir total d’une nuit qui se voudrait transfigurée.
Au sortir de la salle, reste cette question, lancinante : pourquoi tant de lugubres choix ?
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[1] On en trouve l’enregistrement chez Harmonia Mundi. Voir la critique du concert donné à l’automne 2022 à la Philharmonie de Paris.
[2] Ecoutez ci-dessous la version absolument magique, léguée par la soprano Margaret Price et Wolfgang Sawallisch au piano :
L’Homme : Stéphane Degout
L’ Amour : Siobhan Stagg
L’Amitié : Laurence Kilsby
L’Enfant : Chadi Lazreq
Mise en scène et décors : Silvia Costa
Dramaturgie : Antonio Cuenca Ruiz
Orchestrations et arrangements : Robert Percival
Adaptation des textes : Raphaëlle Blin
Chœur et Orchestre Pygmalion et Maîtrise Populaire de l’Opéra-Comique
Direction musicale : Raphaël Pichon
L’autre voyage (Tableaux lyriques sur des musiques de Franz Schubert)
Opéra comique, représentation du 1er février 2024 (création)