Artiste lyrique devenue incontournable dans la galaxie des authentiques sopranos lirico spinto, Maria Agresta se révèle en 2011 lorsqu’elle chante Elena dans Les Vêpres siciliennes au Teatro Regio de Turin sous la direction de Gianandrea Noseda. Depuis, les plus grands rôles du bel canto romantique et des répertoires verdien, puccinien et vériste lui ont tendu les bras, de Norma à Tosca, de la Leonora du Trouvère à Adriana Lecouvreur et bien sûr Cio-Cio-San, rôle qu’elle interprète en ce moment au Covent Garden de Londres [i].
Première Loge l’avait rencontrée au printemps dernier, alors que l’épidémie de Covid venait de l’empêcher d’aborder à Monte Carlo le rôle tant attendu de Manon Lescaut, dont elle nous parle avec passion.
Retour sur l’une des artistes actuelles les plus attachantes de la lyricosphère.
Hervé CASINI : Même si l’épidémie de Covid aura renvoyé à une date ultérieure vos débuts attendus dans Manon Lescaut, pourriez-vous nous dire comment vous vous étiez préparée à cette prise de rôle dans un emploi à nouveau marqué, après Adriana Lecouvreur à la Scala, par le souvenir de votre professeur, Raina Kabaivanska ?
Maria AGRESTA : J’avais déjà commencé à travailler le rôle il y a plusieurs années mais, vous savez, aborder un rôle chez Puccini nécessite, peut-être davantage encore que chez d’autres compositeurs, un temps de maturation physiologique, tant du point de vue technique que du point de vue interprétatif. Le rôle doit ainsi rentrer dans votre musculature comme l’idée du personnage doit, d’une certaine façon, éclore à l’intérieur de votre personnalité. En outre, il faut tout de même que je vous dise que Manon Lescaut est, de façon définitive, mon opéra préféré et ce depuis bien longtemps ! J’ai toujours considéré cet ouvrage comme quelque chose d’un peu « sacré », de façon assez similaire pour moi au Faust de Gounod, autre ouvrage pour lequel aucune note n’est à mettre de côté, où chaque instant constitue une succession de sensations diverses qui viennent finalement former une immense vague d’émotions. Quant à la musique incroyable de la partition, elle est pour moi un moment magique et bouleversant dans la production puccinienne. C’est également une préparation qui vient du désir lointain de chanter un rôle que Raina Kabaivanska m’avait suggéré de commencer à apprendre, avec celui de Madama Butterfly. Qu’une interprète de sa trempe puisse me laisser alors espérer que je pourrais, un jour, chanter ces rôles, et pas seulement en connaître les notes, fut pour moi un cadeau fabuleux ! D’une façon générale, j’ai toujours été convaincue que les héroïnes de Puccini – à l’exception de Turandot qui a une vocalité à part – étaient des jeunes femmes que je définirais de « débutantes ». Je ne les ai jamais envisagées comme des voix de femmes mûres et si je devais faire un parallèle pour définir la voix de Manon ou de Cio-Cio-San, il me viendrait à l’esprit la sensation du velours entre les mains, de cette souplesse vocale qui vous enveloppe et qui doit triompher du poids de la puissance d’un orchestre qui n’a plus aucune commune mesure aujourd’hui avec l’orchestre de l’époque de Puccini ! Ma préoccupation pendant toutes ces années de maturation fut, de fait, d’approfondir la manière par laquelle je parviendrai à faire triompher ce personnage au-delà d’un orchestre qui avait continué à devenir de plus en plus important… Une lutte certes inégale (de l’ordre de 1 pour 90 !) que toutes les voix, même les plus stratosphériques, ne vivent pas sans inquiétude !
En outre, j’ai beaucoup travaillé sur l’intention, sur la projection du son et sur la capacité d’adapter les diverses facettes du personnage de Manon à la couleur vocale, si différente tout au long des quatre actes de l’opéra. Tout au long de cette préparation, j’ai cherché à ciseler et à tracer les contours d’un personnage chaque jour un peu plus complet.
J’espère vivement avoir prochainement l’occasion de le présenter au public et d’y rencontrer un metteur en scène qui, loin de vouloir tout bouleverser pour braquer les projecteurs sur lui, aura le génie – tout en respectant pleinement le discours musical et le texte – de réussir à fournir une lecture nouvelle de l’œuvre et pas forcément « moderne », une parole dont j’ai tendance à me méfier si elle revient à dénigrer « l’ancien » et à mettre par exemple un coup de scalpel à la Pietà de Michel-Ange…!
Je pense que le metteur en scène doit vraiment garder à l’esprit qu’il doit travailler « avec » l’œuvre …non « contre » elle.
H.C. : À la lecture de votre parcours musical, on trouve assez vite les grands rôles du répertoire de soprano lirico-spinto. Pouvez-nous rappeler les grandes étapes qui ont jalonné votre carrière d’artiste et l’évolution de votre voix ?
M. A. : Il faut tout d’abord vous dire que j’ai commencé à chanter les mezzo-sopranos et que mon premier prix de chant au conservatoire de Salerne, c’est dans cette tessiture que je l’ai obtenu ! Je chantais alors plutôt des rôles de Falcon et un répertoire allant de Dorabella à Sesto en passant par Cherubino et Rosina… Le tremplin de lancement, vous le savez sans doute, a été pour moi le prix obtenu en 2006 lors du concours du théâtre expérimental de Spolète. Ce concours, qui reste encore aujourd’hui l’un des plus courus pour les jeunes chanteurs, permet aux lauréats de participer à des stages de formation avec de grandes personnalités de la profession et de préparer avec elles ses débuts scéniques. J’ai donc gagné ce concours l’année où Raina Kabaivanska était la présidente du jury. Un mot d’ailleurs sur mon approche de la musique qui, au-delà des enregistrements (de Callas, Tebaldi et Del Monaco surtout!), que j’écoutais avec mon père, amateur d’art lyrique, a débuté depuis toute petite : le chant, en effet, pour l’enfant très silencieuse et taciturne que j’étais, a constitué un moyen formidable de communiquer avec le monde extérieur. Cette passion pour la musique s’est peu à peu concrétisée en chantant dans le chœur de ma paroisse puis, lors du mariage de ma sœur aînée, en interprétant l’Ave Maria de Gounod accompagnée d’une organiste avec laquelle j’ai commencé à travailler d’oreille et de manière instinctive, y compris ma voix de tête. C’est elle qui parvint à convaincre ma mère – assez sceptique au départ car elle avait eu elle-même une jeunesse douloureuse et voulait éviter de faire faire des illusions à ses filles ! – qu’il me fallait faire des études musicales. Je dois dire ici qu’à partir du moment où elle comprit mes potentialités, ma mère devint ma première fan et qu’elle m’a toujours soutenue et de toutes les façons, jusqu’à sa disparition… Comme Raina, ma mère a cru en moi, y compris quand je n’y croyais pas, ou plus, moi-même!
Après tout ce prélude, j’arrive donc à Spolète, contrainte par ma mère qui ayant lu l’annonce d’un concours et ayant l’habitude de m’entendre systématiquement lui répondre que je n’étais pas encore tout à fait prête, m’avait dit, d’une façon très directe : « Cette fois-ci tu y vas ou tu changes de métier ! » (rires).
Le succès est quelque chose de très étrange : en effet, j’avais entre-temps fait des auditions pour le chœur du théâtre San Carlo et le chœur de La Fenice de Venise. Au moment où j’arrivais à Spolète, j’appris alors que j’avais décroché un emploi de choriste pour Venise ! Je téléphonais à la personne responsable des auditions à Venise pour lui dire que je souhaitais au moins participer aux éliminatoires du concours, ce qu’elle accepta. Mais le plus touchant, c’est que tous les jours elle me téléphonait pour s’entendre dire que j’étais maintenant demi-finaliste puis finaliste et, finalement, l’une des vainqueurs du concours ! L’année suivante, les deux artistes lyriques en charge des stages – organisés sur deux ans – étaient Renato Bruson et, de nouveau, Raina Kabaivanska. Après avoir travaillé Rosina et la Didone abbandonata de Galuppi, le maestro Bruson vint me voir et me demanda de lui chante… « Senza Mamma » dans Suor Angelica !
© D.R.
Je ne connaissais pas la partition – je vous rappelle que je chantais les mezzos à cette époque-là ! – mais Renato Bruson insista doucement et je le fis de mémoire – jusqu’à l’aigu final filé… oui, oui ! (rires). Raina Kabaivanska arrive à ce moment-là et me demande de lui chanter la chose à ma connaissance la plus aiguë et la plus dramatique de mon répertoire de mezzo. Après réflexion, je choisis « Esser madre è un’inferno » extrait de L’Arlesiana de Cilea ! À la fin de l’air, je me souviendrai toujours que Raina s’est approchée, émue, et m’a dit : « Toi, tu seras un jour une grande Tosca ! ». Bien évidemment, qu’une très grande Tosca vint me dire cela à moi me fit pleurer mais, surtout, me plaça devant la question du : « Que faire ? » Raina comprit mes interrogations – qu’elle avait pu d’ailleurs rencontrer elle-même au début de sa carrière – et me proposa, si je le souhaitais, de guider mon nouveau parcours. J’annulais alors tous mes engagements et je repris avec elle pendant un an toute ma technique. J’ai vécu cette nouvelle période comme un défi mais jamais comme une frustration. Je quittai le conservatoire pour la suivre à Modène. Non seulement, elle m’aidait techniquement mais également financièrement en me permettant d’obtenir une bourse d’études. Je ne l’ai jamais oublié.
Un an après précisément, je débutais dans le rôle de Mimi. Ce fut un grand succès, suivi, un mois après, d’un autre défi : la Leonora du Trouvère. Je dois également vous dire un mot de mes débuts dans cette Odabella d’Attila, chantée à Macerata. Ce rôle intervint à un moment où je doutais à nouveau de mon avenir vocal et où je songeais vraiment à faire autre chose…. À nouveau, Raina Kabaivanska fut là pour rassurer, convaincre et… demander à Pier Luigi Pizzi, alors directeur artistique du Sferisterio de Macerata, s’il avait encore des possibilités pour ses prochaines programmations. Lors d’une audition à Parme, Pizzi, après m’avoir entendue dans mon répertoire habituel, me demanda si je pouvais revenir le voir, une semaine après, pour m’écouter dans le rôle d’Odabella dont non seulement je ne connaissais pas une note mais que je n’avais même jamais entendu ! Vous imaginez ce que pouvait signifier de travailler pendant une semaine un rôle inconnu jusque-là et d’auditionner avec, une semaine après ! Le fait d’avoir eu le rôle et d’y avoir obtenu un grand succès provoqua d’ailleurs sur mon adresse mail personnelle toute une série d’engagements dans cet emploi, sans passer par mon agence, ce qui ne m’est plus jamais arrivé depuis dans ma carrière !
H.C. : Votre premier rendez-vous avec l’Opéra sur scène a lieu au San Carlo de Naples quand vous assistez, avec votre collège, à une représentation de Cavalleria Rusticana où Ghena Dimitrova chante Santuzza !
M. A. : Je dois effectivement beaucoup à Mme Dimitrova, même si je ne l’ai jamais rencontrée. Je me souviens de cette voix qui vous entrait par les cheveux, les yeux, les oreilles, la peau… Je me souviens de cette avalanche non pas de sons mais d’harmoniques qu’elle possédait dans la voix…une voix finalement si italienne ! Sur scène, c’est elle qui m’a fait rêver et qui, en sortant du théâtre, sans pouvoir savoir que je chanterai un jour, m’a fait prendre conscience que je voulais faire partie de cette grande famille de l’art lyrique. Avant d’entendre la Dimitrova sur scène, j’avais surtout écouté les disques de mon père mais seulement des extraits ! On cherchait à écouter les versions intégrales lors de diffusions radiophoniques. Je me souviens aussi que les premières notes de La Traviata que j’ai entendues, sans chanteurs et sous forme « symphonique » si l’on peut dire, c’était pendant les fêtes de village où, après la cérémonie religieuse, il y avait toujours un concert le soir où j’étais, d’après les témoignages et même quelques photos, une petite fille très attentive !
H.C. : Dans votre vaste répertoire, quelles sont les héroïnes que vous préférez et pourquoi ?
M.A. : Je suis passionnée par ces héroïnes qui défendent leur amour et la patrie (comme Odabella ou Elena dans Les vêpres siciliennes). Je ressens un grand attachement pour l’Italie mais un personnage comme Desdemona me passionne également beaucoup : voilà une femme qui naît avec une cuillère dorée et qui, pourtant, s’oppose à la société pour épouser un homme de couleur qu’elle aime ! Cela a quelque chose de fascinant. Je refuse de voir Desdemona comme une victime et, selon moi, le concertato du troisième acte constitue pour le personnage une extraordinaire dénonciation à haute voix de la violence dont elle est la victime. Autre exemple, Lucrezia Contarini dans I due Foscari qui s’oppose au Doge même, en lui lançant : « Quel père es-tu, toi qui peux faire condamner ton fils ? »
Je ne peux évidemment pas passer sous silence Cio-Cio-San, un personnage d’une totale pureté, pleine de dévouement et pleine d’espoir. Se donner par amour totalement, quel beau message nous adresse Puccini ! À l’inverse, je n’ai jamais entendu l’un de mes collègues parler positivement de Pinkerton et j’ai souvent pensé à la fonction cathartique de l’opéra que pouvait avoir ce personnage sur les hommes qui ont applaudi Madama Butterfly depuis des générations…!
H.C. : Quand les passionnés d’opéra auront-ils le bonheur de vous applaudir en France ?
M.A. : Je ne sais pas précisément pour le moment même si mon agent sait que j’adore chanter en France ! À Monaco, toute proche, il y aura par contre cette saison un Stabat Mater de Rossini précédant, comme vous le savez, une série d’Andrea Chenier.
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[i] Diffusion depuis le Royal Opera House le mardi 27 septembre à 20h 15
Et pour terminer... notre quizz !
Quelle est la chose que vous aimez le plus dans votre profession ?
Me glisser dans la peau d’un personnage… qui n’est pas moi !
Et celle qui vous plaît le moins ?
Sans doute, un peu la solitude de ce métier…
Qu’auriez-vous voulu faire si vous n’aviez pas chanté ?
Être gynécologue! J’aurais voulu aider à donner naissance à des enfants.
Une activité favorite quand vous ne chantez pas ?
Faire la cuisine : j’adore ça ! Faire de la marche aussi….
Y a-t-il une cause qui vous tient particulièrement à cœur ?
Porter de l’attention aux autres. Que ce soit par exemple en aidant les enfants ou les personnes âgées, ce que je fais d’ailleurs depuis toujours pour les personnes de ma région… J’adore passer du temps avec elles et les écouter parler !
En outre, je suis très sensible à la cause des femmes maltraitées dans le monde.
Propos recueillis et traduits de l’italien par Hervé Casini