Découvrez, dans cette nouvelle rubrique, un florilège d’opéras (du Siège de Corinthe à Don Carlos) composés pour la France par des musiciens italiens !
Lucie de Lammermoor est créée le 06 août 1839 au Théâtre de la Renaissance, installé salle Ventadour (l’œuvre étant déjà parfaitement connue dans sa version italienne), avec une distribution internationale : Lucie était intérprétée par la jeune Anglaise (à peine vingt ans !) Anna Thillon, Edgard par le ténor italien Ricciardi, Achille de son prénom selon William Ashbrook (Donizetti and his operas ; mais le Ménestrel fait précéder le patronyme du chanteur de l’initiale L …), Henri par le français Prosper Hurteaux. Zelger (Raimond), Gilbert (Arthur) et Kelm (Gilbert) complétaient cette distribution.
La première a lieu en présence du compositeur, mais aussi de Spontini – qui « s’y est distingué par un assoupissement peu flatteur pour son jeune compatriote » ! ( Henri Blanchard, Revue et Gazette musicale de Paris, 08 août 1839).
L’accueil de l’œuvre est triomphal, et donne au Théâtre de la Renaissance une belle visibilité, tout en alimentant une querelle entre les théâtres subventionnés et ceux qui ne le sont pas – querelle que l’on pourrait lire dans la presse d’aujourd’hui dans des termes presque identiques !
Sans aucun encouragement du pouvoir, sans subvention, le théâtre de la Renaissance vient de faire une manifestation lyrique très remarquable. Nous devons nous hâter de le dire, de proclamer cet événement musical. Cantatrice, chanteurs, orchestre, choristes, tout cela a marché avec un ensemble parfait. Les costumes, la mise en scène, les décorations ont complété ce coup d’essai , qui est un coup de maître. Certainement l’Opéra-Comique avec ses 240 000 fr. de subvention n’a pas encore offert à ses habitués un spectacle aussi musical, un ensemble, une chaleur d’exécution aussi artistique que la représentation de la Fiancée de Lammermoor. Dès ce moment la lutte est ouverte entre le théâtre de la Renaissance et celui de la Bourse, et ce dernier est en présence d’un rude jouteur.
Le livret, signé Alphonse Royer et Gustave Vaëz traduit et adapte en 4 actes celui rédigé par Salvatore Cammarano pour la version italienne originale de l’œuvre. Il est tiré du roman La Fiancée de Lammermoor de Walter Scott (1819).
On a parfois écrit que la version française du livret témoignait d’une volonté des librettistes d’adapter l’œuvre au goût du public parisien. C’est sans doute faire un peu trop d’honneur à Alphonse Royer et Gustave Vaëz qui se contentent la plupart du temps de suivre de très près la trame du livret original. On note surtout que les interventions du personnage de Raimond (Raimondo) sont réduites à l’essentiel, et que les comprimarii Alisa et Normanno disparaissent, tandis qu’un nouveau personnage de traitre apparaît : Gilbert, rôle confié à un ténor. Lors de l’ultime scène, au moment de la mort d’Edgard, ce personnage réapparaît aux côtés d’Henri, à qui Ravenswood pardonne avant d’expirer.
La suppression de deux personnages secondaires et l’apparition d’un nouveau personnage, Gilbert, allié d’Henri, entraîne évidemment quelques changements dans la partition, mais ne suffisent pas à la modifier en profondeur, pas plus que les quelques simplifications ou raccourcis observés ici ou là. Le changement musical le plus sensible réside en fait dans une caractérisation du personnage éponyme différente de l’original italien, s’expliquant sans doute à la fois par le profil vocal de la chanteuse Anna Thillon et le goût du public français : Lucie apparaît en effet plus éthérée, plus fragile, et pour tout dire moins dramatique que Lucia.
Ce changement s’opère par une écriture vocale sensiblement plus aiguë que dans l’original italien : même s’il est toujours très hasardeux de se prononcer sur les typologies vocales des chanteurs du passé, on peut penser qu’Anna Thillon (qui créera en 1841 le rôle de Catarina dans Les Diamants de la couronne d’Auber) avait une voix de soprano léger, sans doute moins dense et moins dramatique que celle de Fanny Persiani, la créatrice de Lucia, dont le répertoire comportait aussi bien certains rôles légers (Adina de L’Elisir d’amore) que d’autres plus lourds (Elvira dans Ernani, Lucrezia Contarini dans I due Foscari, ou encore le rôle-titre de Lucrezia Borgia). Enfin, l’air d’entrée de Lucia (« Regnava nel silenzio »), dans lequel l’héroïne dit être assaillie de visions d’épouvante (elle voit apparaître le fantôme d’une femme ayant été assassinée jadis par un Ravenswood), est remplacé par le gentillet « Que n’avons-nous des ailes / Toi par qui mon cœur rayonne », adaptation du « Perché non ho del Vento » de Rosmonda d’lnghilterra. Il faut remarquer cependant que plusieurs chanteuses avaient déjà pris l’habitude, lors de représentations de Lucia en italien, de remplacer l’air initialement prévu par Donizetti par la cavatine de Rosmonda…
Malgré son très grand succès, cette nouvelle version de l’œuvre fut assez vite abandonnée, et lorsque l’opéra de Donizetti fut de nouveau interprété en français, on lui préféra une nouvelle traduction basée sur la partition originale. C’est ainsi que les sopranos français des années 50/60 ont chanté et gravé non pas « Que n’avons-nous des ailes », mais « J’allais dans le mystère », dont les paroles collent, tant bien que mal, à la mélodie de « Regnava nel silenzio ».
Ci-dessous, nous vous proposons les différentes versions de l’air d’entrée de Lucia/lucie, ainsi que l’air « Perché non ho del vento » tiré de de Rosmonda d’lnghilterra.
Stéphane Lelièvre est maître de conférences en littérature comparée, responsable de l’équipe « Littérature et Musique » du Centre de Recherche en Littérature Comparée de la Faculté des Lettres de Sorbonne-Université. Il a publié plusieurs ouvrages et articles dans des revues comparatistes ou musicologiques et collabore fréquemment avec divers opéras pour la rédaction de programmes de salle (Opéra national de Paris, Opéra-Comique, Opéra national du Rhin,...) Il est co-fondateur et rédacteur en chef de Première Loge.