Cela n’aura échappé à personne : le 5 mai, c’est un bicentenaire historique ! En 1821, à Sainte-Hélène, Napoléon rendit l’âme, alors que son souvenir est banni par la restauration monarchique. Deux cents ans plus tard, la polémique est autrement plus présente que lors du bicentenaire de sa naissance.
En 1969, au temps du gaullisme vacillant, Napoléon était partout, en buste, en réclame, en boite d’allumettes, en pièces commémoratives offertes par une marque d’essence, en enregistrements des musiques impériales, comme en émissions de radio et de télévisions ad nauseam. Et les pompeuses cérémonies d’hommage à Ajaccio du 15 août en furent l’apothéose. 2021 est un autre monde, où l’enterrement de la République pour de nombreuses décennies, les campagnes guerrières et leurs centaines de milliers de morts sans oublier le rétablissement de l’esclavage par le despote ivre de conquêtes et si peu soucieux des droits de l’homme ne sont pas oubliés. Alors que le Président de la République commémore le « grand homme » si controversé, les enregistrements consacrés à l’évènement ne sont pas légion.
S’il n’en fallait un, c’est bien celui que propose Arnaud Marzorati et ses complices de l’ensemble Les Lunaisiens. Il faut dire que ces diables de musiciens plongent dans la fournaise de l’Histoire depuis déjà de nombreuses années et de nombreux enregistrements, grâce à un travail indispensable, qui trace une route plus que bienvenue. À leur actif, il y a ces disques autour des répertoires trop oubliés de Pierre-Jean Béranger et de Gustave Nadaud[1], comme des grands moments de notre Histoire républicaine en chansons[2].
Cette fois, entre clairon et fanfares, Les Lunaisiens viennent nous compter une légende, plus ou moins rose : celle du petit Caporal devenu Empereur. Ici, c’est l’orgue de barbarie, là les cuivres ou le pianoforte. Ils usent de leur originalité dans le choix de l’instrumentation et de l’invention. Ainsi, « Les mérites de Bonaparte », satire anti-napoléonienne, s’amuse à semer la discorde musicale par de fugaces citations des 5e et 6e symphonies du révolutionnaire Beethoven, jouées au serpent (oui, sur cet instrument d’église qui disparut avec la Révolution et sa déchristianisation !) par Patrick Wibart.
Dans ce parcours choisi avec soin, on trouve des chansons célèbres, ou du moins qui le furent en leur temps, pendant de nombreuses décennies. C’est le cas de la « Chanson de l’oignon », des « Pommes de terre », reprenant la légende d’un général proche des soldats, ou de « La complainte de la machine infernale » (accompagnée par l’ensemble Les cuivres Romantiques jouant sur des instruments d’époque prêtés par la Philharmonie de Paris), un long récit détaillé racontant l’attentat de la rue Saint-Nicaise lorsque, le soir de Noël 1800, Napoléon échappa de peu à la mort alors qu’il se rendait à l’opéra pour entendre La création de Joseph Haydn.
Les chansons utilisent des timbres, ces mélodies qui servaient de canevas musical au travers des siècles, sur lesquels on posait de nouvelles paroles. Il en va ainsi des souvenirs qui ouvrent l’évocation : « Te souviens-tu » devint « Paris pour un beafsteack » pendant le siège de 1870, alors que « Les français au Général Bonaparte » reprend une contredanse de la fin du XVIIIe siècle, « Le Carillon National », plus connue ensuite sous le nom du « Ça ira ».
On entend des images d’Épinal en musique, chansons de propagande, mais aussi des refrains non-dupes, des critiques sous-entendues (« Le conscrit de 1810 » ou « La campagne de Russie ») ou acerbes (« La campagne de Russie »). Et puis, logiquement le cheminement nous mène vers la fin : « La bataille de Waterloo » (interprété sur l’air de La Rosière, une autre contredanse du XVIIIè siècle, qui servit aussi à la chanson contemporaine, le « Tableau de Paris à cinq heures du matin » écrit en 1802 par le célèbre chansonnier Marc-Antoine Désaugiers) et « Sainte-Hélène », sombre cantilène soulignée de cuivres et hantée de roulements de tambour.
Il y a la gouaille du maître des lieux, Arnaud Marzorati, et de ses comparses (le ténor David Ghilardi, le baryton Igor Bouin et la basse Geoffroy Buffière) ; ils ne manquent ni de persuasion ni d’humour dans leur réalisation (le célèbre « Roi d’Yvetot », que Béranger écrivit en 1813, est d’anthologie).
Il y a aussi le luxe de la voix de Sabine Devieilhe (« Adieux d’une mère à son fils », « Les pupilles de la garde »…) que Daniel Isoir accompagne sur un pianoforte Erard de 1802. La célèbre soprano donne le chic d’un ton aristocratique à ses incursions dans ce répertoire, regardant non sans humour (souligné malicieusement par le pianiste) du côté de Joséphine de Beauharnais, dont elle chante d’ailleurs le très émouvant « tombeau », si proche d’une mélodie de salon.
Le seul bémol à apporter à ce disque curieux et totalement en situation serait autour de son interprétation de ce qui fut un vrai tube au XIXe siècle : « Les souvenirs du peuple » de Béranger. « Parlez-nous de lui, grand mère… » Il eût fallu plus de confidence, d’intimité, moins de préciosité et d’aigus. Cette chanson qui fit tant pour l’essor du mythe napoléonien dans le peuple, ce moment réellement fondateur qui valut la prison a son auteur, demandait une autre profondeur de chant.
Pour en (sa)voir plus sur ce projet réussi, ne ratez pas cette petite vidéo présentée par Arnaud Marzorati :
Arnaud Marzorati, direction artistique, baryton
Sabine Devieilhe, soprano
David Ghilardi, ténor
Igor Bouin, baryton
Geoffroy Buffière, basse
Daniel Isoir, pianoforte
Patrick Wibart, serpent
Laurent Madeuf, orgue de barbarie
Les Lunaisiens et Les Cuivres romantiques sur les instruments du Musée de la musique – Philharmonie de Paris
Sainte-Hélène, la légende napoléonienne
Chansons de la légende napoléonienne
1 CD Muso, mai 2021