Initiation maçonnique, conte philosophique, récit fantastique, La Flûte enchantée est un peu tout cela à la fois… mais est-elle véritablement un conte pour enfants, comme on le dit ou comme on l’écrit un peu partout ? Rien n’est moins sûr… et il n’est pas certain du tout que cet opéra soit le mieux adapté pour initier le jeune public à l’art lyrique : le titre laisse entendre que la magie et le surnaturel occuperont une grande place dans l’intrigue, mais leur rôle reste finalement assez modeste ; s’il y a bien une quête, assez traditionnelle et à laquelle les enfants adhèrent facilement (un jeune héros doit aller délivrer une femme prisonnière), elle trouve vite sa résolution (Pamina est très rapidement découverte dans le palais de Sarastro), et elle se double finalement d’une autre quête philosophico-maçonnique dont les enfants n’ont que faire, l’intrigue se trouvant dès lors assez dépourvue de suspense. Reste bien sûr la beauté de la partition, mais le support dramatique est évidemment d’une aide précieuse pour amener le jeune public à écouter une musique dont il ne possède pas les codes…
Or le premier mérite de la mise en scène de Mathieu Bauer (déjà applaudi à Angers, Nantes et Rennes en 2022 pour un Rake’s progress très apprécié par Première Loge) est précisément d’avoir su mettre l’œuvre à la portée de tous les publics, y compris les enfants : en inscrivant l’intrigue dans le cadre d’une fête foraine (la Zauberflöte est le nom d’un manège dont Sarastro, sorte de Monsieur Loyal, est le directeur), il propose une soirée vive, drôle, colorée, rythmée. Le spectacle se veut séduisant et pédagogique : le metteur en scène renonce ainsi fort heureusement à toute relecture plus ou moins absconse et favorise la lisibilité du propos et le charme des images. Mathieu Bauer ne se contente pas pour autant d’une plate illustration littérale du livret mais intègre à la représentation quelques gags, trouvailles et effets visuels fort bienvenus, pimentant le déroulé du spectacle sans rien lui ôter de sa fraîcheur. Une remarque cependant. Les (très) longs dialogues parlés de Schikaneder ont été conservés, et dans leur langue originale : c’est tant mieux, l’alternance entre deux langues (l’originale pour le chant, le français pour les dialogues) sonne souvent artificielle et rompt la continuité dramatique et poétique de l’œuvre. Plusieurs théâtres ont cependant récemment choisi de conserver les dialogues originaux en les abrégeant, de façon à ne conserver que les éléments nécessaires à la compréhension de l’intrigue. C’est une option qui aurait pu, nous semble-t-il, être retenue ici, de façon à ne pas lasser un public pas nécessairement germanophone – et tout particulièrement, précisément, les enfants.
Musicalement, cette première nantaise (le spectacle a déjà été donné à Rennes le mois dernier) est une très belle réussite d’ensemble ! L’orchestre, un peu « vert » dans les tout premiers accords de l’ouverture qui demandent d’emblée un hiératisme imposant, trouve très vite, dans l’allegro en forme de fugue qui en constitue le motif principal, la vivacité et le caractère virevoltant idoines, avec une précision, une souplesse, une poésie dont il ne se départira pas au fil de la représentation. Nicolas Ellis dirige ses musiciens avec goût et sensibilité, s’autorisant ici ou là quelques ralentissements dans les tempi (le chœur du Glockenspiel, ou encore le chœur final « Heil sei euch, Geweihten ! », superbement interprété par un chœur Mélisme(s) idéal de transparence et de majesté), – ralentissements que d’aucuns qualifieront de coquetteries, et d’autres d’habiles et pertinentes mises en lumière de telle ou telle page de l’opéra.
La distribution ne comporte guère de point faible. Tout au plus reprochera-t-on à Maximilian Mayer (Tamino au demeurant crédible et très engagé), une émission un peu trop en force, certes apte à traduire l’héroïsme du personnage mais moins adaptée aux passages élégiaques (l’air du portrait, le « Wie stark ist nicht dein Zauberton » du premier acte ou la scène des épreuves) – et conduisant parfois à de légers problèmes de justesse. Aux côtés de trois dames vocalement équilibrées (Élodie Hache, Pauline Sikirdji, Laura Jarrell) évoluent trois jeunes « garçons » (Fleur de Bodman, Garance Nevi et Juliette Ramon) très assurés et ne perdant jamais leurs moyens, même lorsqu’ils doivent affronter un petit décalage avec l’orchestre (scène précédant la tentative de suicide de Pamina), rattrapé sans encombre ! Thomas Coisnon et Paco Garcia tiennent valeureusement les emplois des Prêtres et Hommes d’armes. Amandine Ammirati est une délicieuse Papagena, au chant précis et assuré, qu’on espère entendre prochainement dans un rôle plus conséquent. Le rôle de Sarastro est quant à lui tenu par un Nathanaël Tavernier au chant large et noble. On sait gré à Benoît Rameau d’arracher le rôle de Monostatos aux tenorini aigrelets qui en offrent trop souvent une caricature : son « Alles fühlt Liebe Freuden » est pour une fois parfaitement chanté, sans être dénaturé par des effets grossiers, et le personnage en devient presque touchant, suscitant une forme de sympathie dans l’absence absolue d’amour à laquelle il se heurte – tout comme l’on peut trouver des circonstances atténuantes à la Reine de la Nuit, dont les pulsions violentes et meurtrières s’expliquent par la douleur de s’être fait arracher sa fille. La Reine de la Nuit, c’est ce soir une étonnante Lila Dufy : nous avions déjà remarqué cette soprano lors de la finale des dernières Voix nouvelles (nous avions même écrit qu’elle aurait, selon nous, mérité un prix…). Succédant dans ce rôle à Florie Valiquette, la soprano française aborde avec aplomb ses deux redoutables airs, dont elle maitrise la virtuosité (impeccable « Du wirst sie zu befreien gehen » au premier acte) et les contre-fa, d’une parfaite justesse. Bravo à Damien Pass pour son interprétation de Papageno, drôle mais pas que : la scène de son suicide avorté est vraiment émouvante, tout comme l’est sa rencontre finale avec la « vraie » Papagena, dans un duo certes très amusant mais également touchant dans l’émotion sincère qui se dégage de l’interprétation des deux artistes. Enfin, Elsa Benoît est une fort belle Pamina, au timbre velouté, à la ligne de chant impeccable (émouvant « Ach, ich fühl’s », joliment phrasé), aux élans lyriques savamment dosés (très beau « Tamino mein ! » au deuxième acte).
Le public est ravi et noie tous les artistes sous un flot d’applaudissements au rideau final. Un spectacle à découvrir jusqu’au 1er juin au Théâtre Graslin puis jusqu’au 18 juin à l’Opéra d’Angers, et, si vous hésitez à franchir les portes des théâtres – ou s’il ne reste plus de places -, à découvrir sur écrans géants le 18 juin !
Tamino : Maximilian Mayer
Pamina : Elsa Benoit
Papageno : Damien Pass
Papagena : Amandine Ammirati
Sarastro : Nathanaël Tavernier
Monostatos : Benoît Rameau
La Reine de la nuit : Lila Dufy
Première Dame : Élodie Hache
Deuxième Dame : Pauline Sikirdji
Troisième Dame : Laura Jarrell
Premier prêtre / Deuxième homme d’arme / Orateur : Thomas Coisnon
Deuxième prêtre / Premier homme d’arme : Paco Garcia
Orchestre National de Bretagne, dir. Nicolas Ellis
Chœur de Chambre Mélisme(s), dir. Gildas Pungier
Maîtrise de Bretagne, dir. Maud Hamon-Loisance
Mise en scène : Mathieu Bauer
Scénographie et costumes : Chantal de La Coste-Messelière
Lumières : William Lambert
Vidéo : Florent Fouquet
Die Zauberflöte (La Flûte enchantée)
Singspiel en deux actes de Wolfgang Amadeus Mozart, livret d’Emanuel Schikaneder, créé à Vienne en 1791.
Nantes, Théâtre Graslin, représentation du samedi 24 mai 2025.