Unique opéra en 5 actes, de Claude Debussy, composé sur une période de dix ans, adapté d’une pièce de Maeterlinck, Pelléas et Mélisande fut créé le 30 avril 1902 à l’Opéra-Comique à Paris sous la direction d’André Messager. Double coup de tonnerre : ce fut d’abord une musique complètement nouvelle que l’on découvrait, qui permettait de saisir chaque mot du texte dans sa totalité. Œuvre atypique qui fit scandale à sa création, ce drame lyrique offre un nouvel équilibre entre une orchestration sublime et des interventions vocales à la limite du surnaturel… Elle bouleverse tous les codes esthétiques alors en cours : l’orchestre y joue le rôle d’un personnage à part entière (le personnage principal ?) alors que les voix font entendre une longue déclamation lyrique proche du parlando. Le public de la création n’était évidemment pas prêt à un tel choc face à ce qui reste un des opéras emblématiques du XXe, à l’instar de Tristan au XIXe.
Entrée tardivement au répertoire de l’Opéra de Paris (au cours de la saison 1976-1977), l’œuvre fut depuis plutôt bien servie par la première scène nationale, avec pas moins de 11 reprises, la dernière production (présentée en 1997 et reprise jusqu’en 2017) étant signée Bob Wilson. Ce nouveau spectacle a été confié aux soins de Wajdi Mouawad, directeur du Théâtre de la Colline. Homme de théâtre abouti, il avait déjà mis en scène à l’Opéra de Paris Œdipe d’Enesco en 2021 et sera bientôt à l’affiche d’Iphigénie en Tauride de Gluck à l’Opéra-Comique. Le jeu de scène très spécifique, entre violence et insouciance, qu’il impose à chacun est extraordinaire. Fait rare à Paris un soir de première, le public unanime lui fera un accueil triomphal au moment des saluts.
Le décor est des plus simples : sur le fond de la scène est placée une grande toile couvrant tout le plateau et constituée de milliers de lames invisibles ajustées et permettant la projection d’images et de vidéos. Les chanteurs traversent et retraversent cette toile à la manière d’une porte. De simples estrades mobiles complètent le dispositif. Les éclairages (signés Éric Champoux) sont splendides. Rarement telle mise en scène aura servi à ce point la musique de ce magnifique opéra !
L’interprétation musicale est à l’avenant : Golaud est chanté par Gordon Bintner, baryton basse canadien, dont la stature déjà immense est renforcée par des bottes qui lui valent bien le titre de « géant » donné par Mélisande. On a pu l’applaudir récemment à Paris dans Gugliemo de Cosi. La voix est superbe et puissante, la diction parfaite. Le personnage, rongé par la suspicion à l’égard de son demi-frère Pelléas, est des plus tourmentés. Les intonations qu’il apporte à chacune de ses phrases sont un miracle d’émotion.
C’est la basse Jean Teitgen, habitué des scènes parisiennes, qui campe le difficile rôle d’Arkel, avec un surprenant jeu de scène qui pourrait rappeler celui du vieux Germont. La voix est d’une profondeur inouïe et chaque mot prononcé est d’une justesse implacable.
Face à lui, Huw Montague Rendall, qui avait déjà chanté ce rôle à Aix en Provence – et qui a récemment proposé un superbe récital en CD – donne au personnage juvénile de Pelléas une innocence nouvelle et inattendue, mais parfaitement convaincante. Baryton anglais, on reste confondu par sa maîtrise parfaite de la langue française : là encore, on saisit chaque mot de ce long parlando. La voix est claire et limpide et résonne admirablement.
Sophie Koch est étonnante dans petit ce rôle de Geneviève qu’elle avait déjà chanté à Munich. Habillée d’une longue robe noire sévère, elle est peut-être un peu distante, mais on reste comme à chaque fois sous le charme de sa voix pure et claire.
Enfin, le rôle éprouvant de Mélisande est superbement joué et chanté par la soprano Sabine Devieilhe, qui sort ici quelque peu de son répertoire habituel. Même si cette jeune fille mystérieuse reste en reste en retrait des autres personnages, la chanteuse a sur scène une présence extraordinaire. Un moment magnifique et inoubliable : au troisième acte, déroulant ses cheveux, elle apparaît comme suspendue dans les airs devant le rideau nu. Sa voix est constamment magnifique tout au long de ces cinq actes : tout en retenue et en délicatesse, elle n’en emplit pas moins la salle avec une facilité déconcertante.
Belle performance aussi pour les rôles du médecin (Amin Ahangaran) et d’Yniold (Anne-Blanche Trillaud Ruggeri) dont la petite voix assurément bien posée parvient à remplir l’immense plateau de Bastille.
L’orchestre est, quant à lui, encore plus somptueux que d’habitude, et remporte un triomphe rare à la reprise après l’entracte. Dès les premières mesures, on sent que le miracle sera au rendez-vous. Le chef (Antonello Manacorda) avec des gestes amples mais néanmoins mesurés, accorde une attention remarquable à chacun des pupitres (mention spéciale aux vents si importants dans Debussy !) On mesure pleinement tout le travail qui a dû être mené pour arriver à un tel équilibre de beauté.
Applaudissements à tout rompre pour tous les artistes lors des saluts : une soirée de bout en bout hypnotique, qui nous laisse exsangue, sans voix… et heureux !
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Retrouvez sur Première Loge nos interviews de Sabine Devieilhe et Jean Teitgen.
Mélisande : Sabine Devieilhe
Pelléas : Huw Montague Rendall
Golaud : Gordon Bintner
Arkel : Jean Teitgen
Geneviève : Sophie Koch
Un médecin : Amin Ahangaran
Yniold : Anne-Blanche Trillaud Ruggeri
Orchestre et chœur de l’Opéra national de Paris, dir. Antonello Manacorda
Chef des Chœurs : Alessandro Di Stefano
Mise en scène : Wajdi Mouawad
Décors : Emmanuel Clolus
Costumes : Emmanuelle Thomas
Maquillage, coiffures : Cécile Kretschmar
Lumières : Éric Champoux
Vidéo : Stéphanie Jasmin
Dramaturgie : Charlotte Farcet
Pelléas et Mélisande
Opéra en cinq actes (12 tableaux) de Claude Debussy, livret de Maurice Maeterlinck, créé à l’Opéra-Comique le 30 avril 1902.
Opéra national de Paris Bastille, représentation du vendredi 28 février 2025.
1 commentaire
Habituellement amoureux de l’orchestre de Debussy mais souvent rebuté par son opéra, cette critique-là est parfaite pour donner envie de réviser un jugement sans doute trop lapidaire. Au pire, sait-on si un enregistrement vidéo est prévu svp ? Car tout le monde ne pourra se rendre à une représentation. Merci pour cette critique vibrante !