Don Giovanni, Bologne, 28 mai 2024
Second volet de la trilogie Da Ponte imaginée par Alessandro Talevi, ce Don Giovanni est une belle réussite scénique, portée par une excellente distribution.
Une lecture scénique originale et convaincante
C’est peut-être l’opéra de Mozart qui a le plus stimulé les mises en scène les plus radicales : de celle « déconstruite » de Dmitrij Černjakov à Aix-en-Provence en 2010 à celle encore plus récente de Romeo Castellucci à Salzbourg en 2021, pleine de symboles pas toujours faciles à décrypter. C’est donc un défi à contre-courant pour Alessandro Talevi que de mettre en scène Don Giovanni dans des costumes du XVIIIe siècle. Ce metteur en scène, l’an dernier et toujours à Bologne, avait mis en scène Le nozze di Figaro à l’époque moderne et achèvera ici la trilogie de Da Ponte avec Così fan tutte. Mais cette mise en scène cache bien des surprises : lorsqu’après les premières scènes, de nouveaux personnages entrent en scène, les costumes seront XIXe siècle, puis, un peu plus tard, modernes !
« Si, dans le premier chapitre de la trilogie, j’ai voulu dévoiler l’éternité de passions que le temps ne saurait éteindre, avec Don Juan, j’ai décidé de pousser ce concept encore plus loin », explique le metteur en scène, “en gardant toujours à l’esprit que Don Juan est un archétype et que, par conséquent, il peut s’offrir le luxe de séduire des femmes dans n’importe quel siècle, en traversant le temps et l’espace”. Le séducteur peut ainsi se promener dans le temps pour séduire ses belles. Si Donna Anna et Don Ottavio portent de sévères costumes XIXe, Zerlina et Masetto portent des vêtements contemporains, tandis que Don Giovanni change de tenue en fonction de l’époque. Le point culminant est atteint lors de la fête dans sa maison où, au mélange des trois orchestres sur scène s’ajoutent celui des costumes (dessinés par Stefania Scaraggi) et des danses (chorégraphiées par Danilo Rubeca) : derrière le couple du premier plan engagé dans un menuet impeccable, un autre couple effectue les pas d’un tango et, à droite, les autres invités se trémoussent dans des mouvements rock. Lors du dîner final, les victimes de Don Juan, que nous avons vues dans les vidéos de Marco Grassivaro dominer son esprit, entreront par les fenêtres, chacune dans son costume, pour conduire les dissolus « impunis » là où les attend « le pire ».
Une deuxième idée forte domine la lecture que fait Talevi de ce dramma giocoso. Les relations personnelles transsitent toutes exclusivement par la figure du Chevalier, il est le seul médiateur avec lequel les différents personnages entrent en relation : Don Giovanni et le Commendatore ; Don Giovanni et le couple Donna Anna/Don Ottavio ; Don Giovanni et Donna Elvira ; Don Giovanni et le couple Zerlina/Masetto ; Don Giovanni et Leporello. Il n’y a pas de relations particulières entre les autres personnages, certes en raison des différences sociales – d’un côté les nobles, de l’autre les roturiers – mais c’est également le cas entre les nobles : Donna Anna et Don Ottavio ne voient pas Donna Elvira comme l’une des leurs, mais comme une espèce de folle venue de la lointaine Burgos. En bref, Don Giovanni est le moteur et la raison d’être des autres personnages qui gravitent autour de lui, c’est un marionnettiste qui agit et détermine les actions des autres.
C’est ainsi que le « portail temporel » du deuxième acte se rétrécit pour devenir un théâtre de marionnettes dans lequel les autres personnages apparaissent en dimensions réduites. Cette idée n’est certes pas neuve – on la trouve, par exemple, dans les productions de Robert Carsen à Milan et de Chiara Muti à Turin – mais elle est ici intelligemment reproposée et efficacement réalisée, même dans des conditions matérielles un peu particulières (le Teatro Comunale est fermé temporairement pour restauration et transférée dans la Sala Comunale Nouveau de la Fiera, une salle mieux adaptée aux projections de films…). Une scène ne proposant q’un minimum de fonctions a dicté certaines exigences scénographiques qui, avec les contraintes budgétaires, ont amené à réutiliser le dispositif scénique des Nozze de l’année dernière, c’est-à-dire un ensemble de façades montées sur des chariots qui forment les différents environnements requis par l’histoire : la scène extérieure où a lieu le duel avec le Commandeur, ou le cimetière où le visage du même Commandeur, mort, apparaît dans un loculus. Tous ces éléments sont habilement éclairés par les lumières de Teresa Nagel. La mise en scène de Talevi est pleine de petits détails savoureux et de gestes, toujours liés à la musique, témoignant d’un goût certain et d’une maîtrise de la direction des jeunes interprètes, lesquels forment une distribution homogène et excellente, capable d’offrir une interprétation dramatique heureuse et une présence scénique vivante.
Une distribution homogène et excellente
Le rôle-titre est confié à la basse argentine Nahuel di Pierro qui, après avoir revêtu les habits de Leporello à Aix-en-Provence en 2017, porte désormais ceux du maître. Voix de belle projection et d’harmoniques riches, il campe un Don Giovanni élégant et noble, au caractère un peu cynique mais sans excès. Une bonne prestation, en somme, sans être tout à fait mémorable. Le timbre de Davide Giangregorio (qui possède un timbre assez similaire), Masetto dans la production de Livermore à Macerata, est ici un Leporello à la présence scénique vive et à la grande personnalité. En raison de l’indisponibilité d’Ol’ga Peretjat’ko, la Donna Anna de la deuxième distribution, Valentina Varriale, a pris le relais au pied levé : elle a totalement captivé le public par son interprétation sensible d’un rôle passant du ton dramatique de la première scène au haletant « Era già alquanto | avanzata la notte » à l’agilité de son dernier air solo répondant aux demandes pressantes de son impatient fiancé, ici un René Barbera en état de grâce, proposant sur scène l’un des meilleurs Don Ottavio actuels pour l’élégance de son style et de sa ligne vocale.
Karen Gardeazabal, la Donna Anna de Macerata, offre également une très belle prestation, avec une technique impeccable et un beau phrasé, même si un peu plus de tempérament dans sa Donna Elvira n’aurait pas nui. Le couple de jeunes mariés est efficace : Eleonora Bellocci, Zerlina pétillante, et Nicolò Donini, Masetto sanguin. Le Commendatore puissant et autoritaire d’Abramo Rosalen a donné des frissons au public !
De la production des Nozze di Figaro de l’an dernier nous vient Martijn Dendievel, jeune chef belge qui évite les tons extrêmes et donne une lecture fidèle, précise et analytique de la partition, mais dépourvue de grands transports et avec des tempi parfois trop dilatés – comme le dernier Muti – qui transforment l’Allegretto de la sérénade de Don Giovanni « Deh vieni alla finestra » en un Adagio languissant. Quelques éclats et quelques libertés supplémentaires, notamment dans les reprises, auraient été les bienvenus…
Succès chaleureux pour tous les acteurs de ce spectacle ! Avec des applaudissements particulièrement nourris pour le Don Ottavio de René Barbera et la Donna Anna de Valentina Varriale qui, bien qu’ayant déjà chanté le rôle la veille, a généreusement sauvé la représentation.
Don Giovanni : Nahuel di Pierro
Leporello : Davide Giangregorio
Donna Elvira : Karen Gardeazabal
Donna Anna : Valentina Varriale
Commandeur : Abramo Rosalen
Don Ottavio : René Barbera
Zerlina : Eleonora Bellocci
Masetto : Nicolò Donini
Orchestre et chœur du TCBO, dir. Martijn Dendievel
Mise en scène et décors : Alessandro Talevi
Costumes : Stefania Scaraggi
Lumières : Martijn Dendievel
Chorégraphie : Danilo Rubeca
Vidéos : Marco Grassivaro
Don Giovanni
Dramma giocoso en deux actes de Wolfgang Amadeus Mozart, livret de Lorenzo Da Ponte, créé à Prague en 1787.
Comunale Nouveau (Bologne), représentation du 28 mai 2024.