La production de James Gray, présentée au Théâtre des Champs-Élysées en novembre dernier, entame une tournée qui, après Nancy, la conduira à Lausanne, à Luxembourg, et jusqu’à Los Angeles. Non seulement elle s’est bien adaptée à la scène de l’Opéra National de Lorraine, mais le spectacle, dont Romaric Hubert rendait compte ici il y a deux mois (un compte rendu auquel nous renvoyons pour l’analyse de la mise en scène), nous a semblé curieusement plus vivant, plus alerte. Peut-être est-ce lié aux dimensions de la salle, qui créent un lien plus immédiat avec le plateau, mais sans doute l’équipe de chanteurs réunie pour cette reprise y est-elle également pour quelque chose : tous, en effet, font preuve d’une implication de tous les instants, ainsi que d’une aisance scénique et d’un naturel étonnants – ce qui est d’autant plus remarquable que, pour trois des interprètes principaux (Huw Montague Rendall en Comte, Adriana Gonzalez en Comtesse, Mikhail Timoshenko en Figaro) il s’agissait ici de prises de rôles.
Après Jérémie Rhorer au TCE, c’est Andreas Spering qui assure cette fois-ci la direction musicale. Le choix de certains tempi surprend parfois : celui de « Aprite un po’ quegli occhi » par sa lenteur (le caractère incisif du commentaire des propos de Figaro par les cordes est ainsi mis en valeur, mais l’air lui-même en devient quelque peu pesant) ; celui de la « Canzonetta Sull’aria… » par sa rapidité. Certes, on évite ainsi certains alanguissements extrêmes et hors de propos, mais pris à ce rythme, le duetto perd inévitablement une partie de son charme et de son mystère…
L’équipe de solistes réunie par l’Opéra de Lorraine ne comporte guère de faiblesse et réserve même quelques belles surprises. Les seconds rôles sont tous bien distribués et crédibles tant vocalement que scéniquement (mention spéciale à Marie Lenormand en Marcelline, drôle sans tomber dans la caricature, et à qui on laisse l’occasion de chanter l’air « Il capro e la capretta » – ce dont elle s’acquitte fort bien –, dont Jennifer Larmore avait été privée à Paris).
Changement de registre pour Giuseppina Bridelli qui, après une splendide Déjanire dans Ercole Amante à l’Opéra Comique, endosse ici les habits de Chérubin. Le timbre, un peu particulier avec ses sonorités parfois nasales, convient bien à ce personnage singulier, plus tout à fait enfant, pas encore tout à fait homme, et l’aisance scénique de la chanteuse est totale.
Habitués que nous sommes depuis quelques années à entendre dans le rôle des voix corsées – voire des mezzos –, le choix de Lilian Farahani pour incarner Suzanne surprend tout d’abord : la voix est légère mais conduite avec musicalité, et l’incarnation est attachante. Son fiancé est incarné par Mikhail Timoshenko, lequel vient de faire un séjour remarqué à l’Académie de l’Opéra de Paris. Le timbre est d’une grande beauté, la technique sûre et l’incarnation intelligente. En accord avec la mise en en scène (Figaro est à deux doigts de se suicider après « Aprite un po’ quegli occhi »), il parvient, vocalement, à faire de son air du IV un vrai moment de désespoir plutôt qu’un chant de révolte.
Huw Montague Rendall, déjà entendu en France en Arlequin dans Ariane à Naxos (festival d’Aix-en-Provence, Théâtre des Champs-Élysées) est une belle surprise en Almaviva. La voix, moins ronde que celle de Mikhail Timoshenko, se distingue nettement de celle de son valet et convient bien au personnage : ne manque qu’un peu plus d’arrogance dans la projection et dans l’accent pour incarner au mieux cet homme brutal et dépourvu de scrupules. Mais l’incarnation, en l’état, convainc, et le difficile air du III est parfaitement maîtrisé, jusque dans ses vocalises conclusives.
Enfin, après son premier prix au dernier concours Operalia, le triomphe d’Adriana Gonzalez apparaît comme une consécration. La projection, d’une aisance stupéfiante, est portée par une technique aguerrie permettant à la chanteuse de se jouer de toutes les difficultés du rôle : chant sur le souffle, legato souverain, respirations imperceptibles, couleurs diaphanes d’un « Porgi amor » chanté à fleur de lèvres, poignant de mélancolie, pianissimi impalpables (le premier « di cangiar » du « Dove sono » sonne comme un cri déchirant, le second comme un murmure désespéré), on ne sait qu’admirer le plus. L’interprète se montre par ailleurs extrêmement dramatique dans ses confrontations avec le Comte à l’acte II, tout en respectant constamment l’esthétique mozartienne. Les élans dramatiques dont elle est capable sans que jamais la voix perde de sa pureté nous rappelle les grandes heures d’une autre Comtesse de rêve : Margaret Price.
Nous sommes très impatient de retrouver cette chanteuse – découverte par Première Loge avant l’obtention de son prix : voir notre interview ici !) sur les scènes françaises et européennes : ce sera possible dès la saison prochaine, avec une Micaëla programmée à Toulon et surtout une Mimi à Barcelone, un rôle qui devrait convenir idéalement à ses moyens actuels.
Figaro Mikhail Timoshenko
Le Comte Almaviva Huw Montague Rendall
Bartolo Ugo Guagliardo
Don Basilio & Don Curzio Gregory Bonfatti
Antonio Arnaud Richard
Cherubino Giuseppina Bridelli
La Comtesse Almaviva Adriana Gonzalez
Susanna Lilian Farahani
Marcellina Marie Lenormand
Barbarina Elisabeth Boudreault
Orchestre de l’Opéra national de Lorraine ; Chœur de l’Opéra national de Lorraine, dir. Andreas Spering
Mise en scène James Gray
Le Nozze di Figaro
Opera buffa en 4 actes de Wolfgang Amadeus Mozart, livret de Lorenzo da Ponte d’après Beaumarchais, créé le 1er mai 1786 au Burgtheater de Vienne.
Représentation du vendredi 31 janvier 2020.