Alcina, Opéra de Montpellier, lundi 3 novembre 2025
Après Theodora, la saison baroque de l’Opéra de Montpellier se poursuit avec Alcina de Haendel en version concert. À la tête de son ensemble Artaserse, Philippe Jaroussky dirige cette nouvelle production de 2025 qui prend ici son envol avant la tournée européenne. Les prouesses vocales et les émotions sont portées aux nues avec la soprano Kathryn Lewek et le contre-ténor Carlo Vistoli.
L’héritage baroque de Philippe Jaroussky et d’Artaserse à l’Opéra de Montpellier
Depuis les années de résidence de Philippe Jaroussky à l’Opéra national de Montpellier (voir ici et ici), les nouvelles productions de l’Ensemble Artaserse se déroulent à la cadence sostenuta. Après avoir dirigé Cain ovvero il primo omicidio d’Alessandro Scarlatti (2021), Giulio Cesare in Egitto de Haendel (2022) et l’Orfeo d’Antonio Sartorio (2023), l’artiste présente Alcina de Haendel dans l’immense Opéra Berlioz, quasiment rempli. Cette première est le point de départ de la production en tournée européenne. Et rappelle l’énergie haendélienne qui rayonnait au concert « Haendel forever » que Jaroussky conduisait auprès de la soprano hongroise Emőke Baráth à l’Opéra-Comédie (2022).
La trajectoire de Philippe Jaroussky chef d’orchestre bénéficie immanquablement de son expérience décisive de contre-ténor sur les scènes internationales, dans un vaste répertoire baroque et classique. En outre, l’artiste a chanté le rôle de Ruggiero dans la production d’Alcina à l’Opéra de Monte Carlo, aux côtés de Cecilia Bartoli (2023). Passer du plateau à la fosse n’a néanmoins rien d’évident puisque l’intégrité de l’œuvre repose sur sa connaissance globale (en répétitions) alors que sa concentration doit être optimale en représentation. Dans cette foisonnante partition d’opera seria, le souci d’arbitrer les tempi sur la longue durée (un acte a minima) est pris à bras-le-corps par le chef. Quant à l’accompagnement des voix, on devine son écoute derrière une gestique à même de ranimer ou d’anticiper les élans de chaque ritournelle d’aria, de respirer avant le da capo. Ou encore de dramatiser le récitatif « accompagnato » par l’âpreté des coups d’archet. Quant à la coloration des vents (basson et hautbois) et du clavecin, disposés derrière l’arc de cercle des cordes, le public la perçoit insuffisamment dans l’acoustique de l’Opéra Berlioz.
Le second atout de cette version concertante réside dans les liens de complicité qu’entretient l’artiste avec son Ensemble Artaserse, fondé en 2002. Outre la cohésion des cordes, la vigueur réactive du continuo est d’une performance égale sur trois heures de musique, vivifiée par les grappes sonores du théorbiste (Miguel Rodriguez). Quant aux solistes sollicités lors d’arias concertants avec violon (Raoul Orellana) ou violoncelle (Ruth Verona), leur charisme n’a rien à envier à celui des chanteurs !
La magie invaincue des chanteuses et chanteurs
Si la magicienne Alcina est finalement vaincue par le clan du chevalier Ruggiero, son ancien amant (fiction), la magie sonore est, elle, permanente. La version de concert se révèle être un excellent baromètre pour mettre en lumière, d’une part l’univers envoûtant de l’île magique gouvernée par la puissante Alcina qui séduit puis transforme ses amants en animaux par ses maléfices (livret inspiré de L’Orlando furioso de l’Arioste). D’autre part, l’auditeur est captivé par l’inventivité de Haendel qui met son génie au service des tourments intérieurs de six personnages pris dans un imbroglio amoureux. L’ébauche d’un jeu de scène (regards, frôlements croisés) donne d’ailleurs de la chair à cet opera seria de 1735, d’autant que les chanteurs s’émancipent volontiers de la lecture de leur partition sur pupitre.
En majesté, la prise de rôle de la soprano américaine Kathryn Lewek (Alcina) est un véritable sortilège musical. Cette Reine de la nuit sur tous les continents mise ici sur l’humanité d’une femme aimante dont la rage d’être trahie ne bannit ni la tendresse (« Si, son quella ») ni la sensibilité de la célèbre aria « Ombre pallide ». Si l’énergie vocale est sans faille dans les vocalises et l’ornementation de l’aria da capo, ses coups de baguette magique ensorcellent l’auditoire. En effet, les pianissimi miraculeux et sans vibrato, la virtuosité des cadences (contre-fa) la placent probablement dans la lignée des Alcina historiques, de Joan Sutherland à Joyce di Donato. Car elle traduit la complexité et la sensualité qui affleurent dans chaque aria, doublée d’une dualité des affetti (expressions) entre les deux parties constitutives de cette forme codée.
Incarnée par la jeune Lauranne Oliva, sa sœur volage (Morgana) séduit par la fraîcheur et la pureté des aigus. Cette flexibilité devient vive et agile dans les airs de séduction, a contrario de la déploration intériorisée (« Credete al mio dolore ») de son abandon (3e acte), dialoguée avec l’ineffable violoncelle concertant.
Dès son entrée charismatique, le contre-ténor Carlo Vistoli (Ruggiero) explore les facettes d’un rôle complexe qui fut créé par l’étonnant castrat Carestini à Covent Garden en 1735. Le timbre coloré sur tout l’ambitus, l’élasticité et l’articulation prosodique caractérisent son chant à la fois élégant et viril. Par ses volte-face amoureuses (« Verdi prati, selve amene »), ses doutes ou sa combattivité dans l’aria avec 2 cors concertants (cadenza époustouflante !), il pose les jalons de son triomphe sur l’emprise de la magicienne.
Complétant le triple portrait de femmes entreprenantes, la Bradamante du mezzo Katarina Bradić affirme la détermination héroïque au féminin (« Vorrei vendicarmi ») bien que la voix manque de timbre dans le médium. Sa participation réactive aux échanges du récitatif vivifie la trame du seria. Militaire audacieux ou amant intriguant, l’Oronte du ténor Zachary Wilder assume la versatilité de son personnage avec le panache d’un brillant registre aigu. L’intonation des fins de cadenza serait toutefois à surveiller. Seule voix de basse, Nicolas Brooymans (Melisso) est un mentor inspirant et un Atlante remarqué dans la brève apparition que lui confie le librettiste, ici interprétée avec autodérision. Le large ambitus de sa dernière aria met en valeur l’ancrage des graves.
Bref mais somptueux, le chœur du final (ici interprété par les solistes) exalte le triomphe de la vérité sur l’illusion par la polyphonie haendélienne. Celle qui nourrit ses multiples oratorios également londoniens. Aux saluts, l’auditoire de l’Opéra Berlioz acclame les artistes et l’ensemble Artaserse, avant la première parisienne au TCE, ce 5 novembre : vive la décentralisation ! Même en version concertante, l’opéra baroque est donc magique !
Alcina : Kathryn Lewek
Ruggiero : Carlo Vistoli
Morgana : Lauranne Oliva
Bradamante : Katarina Bradić
Oronte : Zachary Wilder
Melisso : Nicolas Brooymans
Ensemble Artaserse, dir. Philippe Jaroussky
Alcina
Opera seria de Georg Friedrich Haendel, inspiré de l’Orlando furioso de Ludovico Ariosto, créé au Théâtre Royal de Covent Garden de Londres le 16 avril 1735.
Montpellier, Opéra Berlioz, concert du lundi 5 novembre 2025.

