À Dijon, les Traversées Baroques font revivre la ferveur musicale des fêtes de Pâques dans la Vienne impériale du XVIIIe siècle
La gambiste avec des baskets blanches
Le temps pascal est habituellement celui où théâtres et salles de concert programment les Passions de Jean-Sébastien Bach et essayent de colorer leurs saisons de spiritualité. Rompant avec cette facilité, l’église Notre-Dame de Dijon proposait, au cœur de l’après-midi du dimanche des Rameaux, une œuvre parfaitement adaptée au calendrier liturgique mais choisie hors des sentiers battus.
Le compositeur Marc’Antonio Ziani n’est pourtant pas totalement inconnu des amateurs de musique religieuse italienne du settecento. Né à Venise en 1653 au sein d’une famille de musiciens qui ont fait carrière au service de la Sérénissime, Ziani fut très jeune initié aux arcanes de l’orgue et de l’opéra par son oncle, Pietro Andrea Ziani, avant d’être admis à la cour de Mantoue comme Maître de chapelle du duc Ferdinando Carlo III Gonzaga. Sa carrière est couronnée en 1700 lorsque son talent lui vaut d’être appelé en Autriche par l’Empereur Léopold 1er qui l’associe aux compositeurs de sa chapelle. Lorsqu’il meurt en 1715, Ziani s’est imposé comme le principal pourvoyeur de musique religieuse à la Cour de Vienne : Charles VI l’a nommé Hofkapellmeister et il a eu le temps de former à son école toute une génération de jeunes et talentueux compositeurs parmi lesquels on dénombre Antonio Vivaldi.
Au cours de l’année écoulée, l’actualité musicale a par ailleurs contribué à mieux faire découvrir Marc’Antonio Ziani au grand public : au printemps 2024, les Traversées Baroques ont enregistré en première mondiale, pour le label Accent, l’oratorio La Morte vinta sul Calvario tandis que la 24e édition des Rencontres musicales de Vézelay consacrait l’une de ses après-midi au même compositeur en confiant à L’Escadron volant de la reine l’exécution de Il Sepolcro nell’orto.
Ce regain d’actualité autour de Ziani a notamment mis en lumière une tradition liturgique typiquement viennoise consistant à proposer à la Cour, le soir du vendredi saint, un divertissement édifiant. Intitulé Sepolcro, ce genre musical distinct de l’oratorio se caractérise par une thématique allégorique centrée sur la Passion et la crucifixion du Christ, par un effectif orchestral conséquent et par une représentation accompagnée de décors et de costumes prenant pour cadre la chapelle du palais impérial de Vienne. De 1701 à 1711, Marc’Antonio Ziani compose sur ce schéma une dizaine de Sepolcri depuis largement tombés dans l’oubli mais qui sont devenus le terrain d’exploration musicologique privilégié de l’ensemble des Traversées Baroques.
Pour leur concert dijonnais, Etienne Meyer et ses musiciens proposent donc le Sepolcro du vendredi saint 1706, le même qu’ils ont enregistré en 2024 et qu’ils ont déjà souvent défendu à l’occasion de concerts donnés à Sarrebourg, Lure, Saint-Dié, Périgueux, etc. Au cœur de Dijon, à un jet de pierre du palais des anciens ducs de Bourgogne, c’est l’église Notre-Dame – bien connue des touristes qui suivent le parcours de la chouette – qui sert d’écrin à cette représentation dominicale : en cette après-midi des Rameaux, le public nombreux se compose de familles, de paroissiens mélomanes et d’amateurs curieux d’entendre une œuvre rare. Tandis qu’on s’installe dans un brouhaha bon enfant, les musiciens prennent place dans le chœur et accordent leurs instruments : les baskets blanches de la gambiste et l’étourderie du chef qui se présente au pupitre sans sa partition contribuent à créer une atmosphère informelle qui ne préjuge cependant en rien de la qualité du concert qui s’apprête à commencer.
Dès les premières notes de la lente introduction plaintive de La Morte vinta sul Calvario on est effectivement subjugué par le subtile legato des cordes et la capacité d’Etienne Meyer à laisser flotter les tempi pour créer une atmosphère propice au recueillement et à la transcendance.
Il serait évidemment hors de propos de chercher à établir des comparaisons entre les Traversées Baroques et les formations plus médiatisées qui, des Arts florissants aux Talens lyriques en passant par le Concert spirituel, trustent le devant de la scène musicale depuis de longues décennies avec un professionnalisme et une beauté de son immédiatement reconnaissables. Il n’empêche cependant que l’ensemble d’Etienne Meyer et de Judith Pacquier, né en 2008, retient instantanément l’oreille : la sonorité de l’orchestre est un peu verte et l’astringence des cordes place le spectateur dans une forme d’inconfort mais la représentation s’impose rapidement comme passionnante tant il est plaisant d’écouter – et d’observer – des instrumentistes qui ont un vrai plaisir à jouer ensemble.
Par-delà le sérieux sulpicien du livret de Pietro Antonio Bernardoni et la profondeur théologique de certains arias auxquels seront plus particulièrement sensibles les auditeurs passionnés de musique religieuse, on est bluffé par l’énergie que le chef et ses musiciens déploient pour incarner une œuvre d’apparence austère et profondément érudite. Mais sous la battue d’Etienne Meyer les cordes des Traversées baroques prennent chair, les vents s’animent et le continuo se déploie en un arc qui tient debout l’ensemble d’une œuvre dépourvue par ailleurs d’une véritable dramaturgie.
Parmi ces musiciens qui inspirent sympathie et admiration, on retiendra notamment le doigté virtuose de l’organiste Laurent Stewart, le basson sonore et bien chantant de Monika Fischalek sans négliger pour autant les cordes charnues des deux gambistes Emily Audouin et Christine Plubeau.
Touchés par la grâce
Le plateau vocal réuni ce dimanche en Bourgogne pour défendre la partition de La Morte vinta sul Calvario est peu ou prou celui qu’Etienne Meyer avait convoqué en studio pour graver l’œuvre en 2024, à l’exception du personnage du démon chanté au disque par Yannis François et assumé à Dijon par Jaromir Nosek. De l’ange déchu qui se réjouit effrontément de la mort du Christ, la basse tchèque possède assurément la voix profonde et ductile, brillante comme un soleil noir. Dès sa première aria « Ho già vinto », le chanteur use à propos d’un timbre souple aguerri aux appogiatures soignées, qualités qu’il démontre ensuite tout au long du concert jusqu’à ne faire qu’une bouchée de l’air virtuose « Or lusinghiero » auquel le chef impose un tempo proprement infernal sans jamais mettre Jaromir Nosek en situation d’inconfort vocal.
Prêtant son beau timbre de ténor à la Nature Humaine, Vincent Bouchot est de toute la distribution l’artiste au chant le plus sensible et le plus habité d’une forme de spiritualité. Dès « Misera umanità », il parvient à donner à la musique de Ziani une actualité et une simplicité qui touchent droit au cœur, mais c’est l’aria plaintive « Quel dolor » qui lui offre le mieux l’occasion de démontrer sa longueur de souffle et son aisance à chanter legato, la voix simplement posée sur l’écrin d’un continuo associant l’orgue et un violon.
Dans l’allégorie de la Mort, le contre-ténor argentin Maximiliano Baños est un peu moins à son affaire que ses partenaires masculins : si la prestance est belle et le timbre paré de jolies nuances veloutées, l’émission est un peu raide et les aigus de « Chi fu detto » accrochent la ligne de chant au point d’en rendre l’écoute exagérément inconfortable. Puis au gré du concert la voix se chauffe et trouve enfin les accents flatteurs que les micros du label Accent avaient su capter en studio l’an dernier. Dans le duo qu’il partage avec le démon « Vil che sei », le jeune chanteur se révèle agile à vocaliser à l’unisson de Jaromir Nosek et capable de tenir la dragée haute à l’accompagnement virtuose du basson.
Deux interprètes féminines achèvent de compléter le plateau vocal de ce concert dijonnais. Visage austère aux traits endurcis par d’épaisses lunettes carrées, Dagmar Saskova séduit dès les premières notes qui sortent de sa gorge : la mezzo tchèque possède en effet un timbre opulent auquel elle sait donner toute une palette de nuances qui dessinent une allégorie de la Foi séduisante et complexe à la fois. Maitrisant l’art de la projection mieux que ses partenaires masculins, elle démontre dès l’aria « Reo traditor » un solide bagage technique et un sens de la nuance que l’acoustique de l’église permet d’apprécier comme il se doit. Mais c’est incontestablement avec « D’un’infelice » que se produit le genre de petit miracle que peut réserver le spectacle vivant : habitée par une mélodie dépouillée sur laquelle elle n’a plus qu’à poser humblement son immense voix, Dagmar Saskova délivre un moment de grâce absolu et démontre tout le talent du compositeur Ziani.
Capucine Keller complète enfin le plateau vocal de ce Sepolcro et incarne l’Âme d’Adam. S’il est permis de ne pas goûter la goutte de vinaigre qui voile désagréablement son timbre de soprano, force est de lui reconnaitre un total engagement au service de l’œuvre qu’elle défend et de saluer le plaisir communicatif dont elle réussit à habiter son chant. Dans « Pria che due volte », c’est à elle que revient l’annonce de la Résurrection : Capucine Keller sait y mettre ce qu’il faut de joie retenue avant que le chœur final, composé des cinq solistes, ne conclue La Morte vinta sul Calvario sur un motif de fugue méditative d’une austère mais indicible beauté.
Les applaudissements nourris d’une église pleine à craquer démontrent in fine qu’il existe en dehors des sentiers battus, sur un chemin parallèle à ceux des immenses Bach et Haendel, quantité de petits maîtres dont la musique sacrée mérite d’être tirée de l’oubli et d’être confiée à la jubilation de musiciens aussi investis que ceux des Traversées baroques.
De larges extraits d’un Stabat mater composé par Ziani en 1707 et donnés en Bis concluent cette riche après-midi : déjà séduit par La Morte vinta sul Calvario, le spectateur y découvre d’amples polyphonies et un sublime « Amen », très allant, qui permettent de mieux comprendre l’attrait qu’exerça le vieux maître de chapelle viennois sur le jeune Vivaldi. Si d’aventure les Traversées baroques enregistraient ce Stabat mater et en assuraient la promotion par une série de concerts, Première Loge ne manquerait pas d’aller y prêter l’oreille.
Le Démon : Jaromir Nosek
La Nature Humaine : Vincent Bouchot
La Mort : Maximiliano Baños
La Foi : Dagmar Saskova
L’âme d’Adam : Capucine Keller
Ensemble Les Traversées Baroques, dir. Etienne Meyer
La Morte vinta sul Calvario
Oratorio de Marc’Antonio Ziani sur un poème de Pietro Antonio Bernardoni, créé le vendredi saint 1706 à la chapelle du palais impérial de Vienne.
Bis : Extraits du Stabat Mater de Marc’Antonio Ziani
Église Notre-Dame de Dijon, concert du dimanche 13 avril 2025.