Mettre en scène les fragments de la partition originale d’un Requiem inachevé est une gageure hasardeuse à plus d’un titre : par le choix de moments chorégraphiés qui viennent casser la continuité d’une partition incomplète et par le fait d’intercaler alors des nappes de sons entre les extraits mozartiens.
Sur le strict plan musical, il s’agit bien ici d’une « interprétation historiquement informée ». Et Laurence Equilbey a su magnifiquement tirer partie de son Insula Orchestra en grande forme, avec un engagement dramatique, une urgence plus évidents que dans leur enregistrement[1]. Le moment le plus saisissant de ces fragments fut la fulgurance du Lacrymosa : quelques notes, huit mesures, rien de plus – et le silence abrupt, loin de la déploration habituellement entendue dans la traditionnelle version que Süssmayer a proposé quelques mois après la mort de Mozart.
Le choix des tempos est plutôt rapide, dès le Requiem aeternam initial. Nous sommes loin des choix de Nikolaus Harnoncourt, son mentor, lors de l’enregistrement qu’il gravait en 2003, mais dans l’esprit du premier enregistrement qu’il laissa en 1982. Laurence Equilbey ajoute pourtant une patte personnelle avec une présence très marquée des trois trombones[2], des deux trompettes (tous superlatifs), alors qu’aux timbales, d’une autorité plus que bienvenue, Samuel Domergue porte la tension dramatique à son comble. Le chœur, s’avançant dans la pénombre du plateau, rejoint d’emblée sa réputation : accentus est et reste un des meilleurs chœurs par sa cohésion et ses couleurs – même si, à certains moments, le dispositif scénique amène à quelques distorsions. Un chœur ductile, chantant tour à tour au milieu ou tout en haut du décor, se prêtant à tous les jeux scéniques, y compris au tomber des corps.
Le choix des solistes se révèle inégal, tant la voix d’Eva Zaïcik s’impose par le style, la puissance et l’homogénéité des registres sur ses trois comparses (Hélène Carpentier, soprano ; Eric Ferring, ténor ; Christian Immler, basse), au point que son entrée dans le Tuba mirum ferait croire qu’elle est sonorisée.
Reste l’essentiel, à savoir un spectacle original, reprise d’une création de juin 2019 en collaboration avec Les nuits de Fourvière[3]. Il s’agit de mêler Mozart à la mise en scène chorégraphiée due à Yoann Bourgeois et à quelques « musiques » électroniques additionnelles inventées par le créateur sonore Antoine Garry.
C’est là le premier écueil du projet. Comment faire entendre autre chose que Mozart ? Ici du vent mixé à quelques notes de clarinette après le Salva me, là le tonnerre qui prépare le Rex tremendae ou un grondement d’hélicoptères après le Recordare, clin d’œil (in)volontaire au quatuor de Stockhausen… Cela complique l’écoute mozartienne – l’ensemble de la mise en scène également.
Pourtant, il y a vraiment de grands moments dans ce spectacle, forts, émouvants ou qui vous prennent aux tripes. Marche sur place, multiples tableaux d’images figées ou en mouvement perpétuel, gravées à l’eau forte, mais aussi véritable danse d’exultation sur le Domine Jesu.
Et puis il y a ces corps qui tombent, disparaissent, grâce à un ingénieux système de cyclo horizontal permettant de glisser en douceur, indéfiniment, jusqu’à retourner dans les limbes. Ce sont autant d’inventions rendues possible par l’ingéniosité du dispositif, le plateau circulaire animé ainsi que la multiplicité des combinaisons de fabuleux danseurs – parfois amenées à se répéter.
Car l’autre écueil est double : certaines interventions chorégraphiques auraient gagné à être resserrées, à commencer par la première, celle qui voit les corps tomber. La longueur de la séquence lui enlève sa force visionnaire. Et souvent, de ce fait, le plateau occulte Mozart, en détournant l’attention de la sublime musique du Requiem. De fait, il y a bien une synergie pensée entre musique et images scéniques. Pour autant, y a-t-il osmose lorsque l’on perd le fil d’Ariane ?
La Seine Musicale avait proposé, en 2017 puis en 2023, de penser le Requiem dans un autre spectacle, avec les chevaux de Bartabas, délivrant une tout autre impression mais avec une plus forte logique car la partition n’était pas morcelée par des sonorités amplifiées venues d’ailleurs.
Il est vrai que cette fois, le projet est bien de questionner le fragment, l’inachevé. En ce sens, le spectacle laisse un goût d’incomplétude réussie.
————————————————
[1] Le Requiem de Mozart fut le premier enregistrement d’Insula Orchestra en 2014, paru chez Naïve.
[2] Ce qui renforce le côté funèbre, puisque les équales joués par trois trombones étaient, en Autriche, une formation instrumentale accompagnant les cérémonies funéraires.
[3] Dans les coulisses du spectacle : https://www.youtube.com/watch?v=qMKaTvDWmjU
Hélène Carpentier, soprano
Eva Zaïcik, alto
Eric Ferring, ténor
Christian Immler, basse
accentus, Insula Orchestra, dir. Laurence Equilbey
Yoann Bourgeois : mise en scène
Antoine Garry : design sonore
Sigolène Pétey : costumes
Pénélope Ogonowski : reprise et adaptation des costumes
Jérémie Cusenier : lumières
Mozart, Requiem en ré mineur (KV 626)
Créé le 10 décembre 1791 à Vienne (église Saint-Michel)
Boulogne-Billancourt, la Seine Musicale, concert du vendredi 12 janvier 2024