Le Chant de la Terre de Gustav Mahler : une symphonie de chambre expressionniste au Festival de Saint-Denis
Ce concert est en quelque sorte une renaissance : après avoir enregistré l’œuvre en juillet 2020 dans une Basilique déserte pour cause de pandémie, Maxime Pascal à la tête de son ensemble Le Balcon offre enfin Das Lied von der Erde de Gustav Mahler au public du Festival de Saint-Denis.
L’œuvre est habituée du Festival, mais c’est la version choisie qui est plus singulière sous ces voûtes immenses, puisqu’il s’agit de l’arrangement qu’Arnold Schönberg propose en 1920 pour orchestre de chambre. Si Mahler n’hésitait pas à parler de symphonie pour désigner cet ensemble de six lieder, cette version chambriste donne un caractère intime à une œuvre dont elle souligne l’intériorité. Nous ne sommes pas loin, parfois, d’entendre un quatuor, voire un quintette ou encore un sextuor tant les instruments se répondent les uns aux autres. C’est une très belle et très émouvante réussite à laquelle la voix cuivrée du ténor Kévin Amiel et le timbre de mélodiste du baryton Stéphane Degout conviennent parfaitement. Le dialogue, voire le duel, entre les voix et les instruments est constant, restituant la grande variété des couleurs de l’œuvre originale sans pour autant lui ôter son caractère dramatique. On pouvait en effet redouter qu’une version aussi intimiste n’ôte à l’œuvre sa force première. Il n’en est rien alors que nous sommes transportés loin des masses de l’orchestre mahlérien. N’hésitons pas à parler de redécouverte : Arnold Schönberg nous fait entendre, treize ans après sa Kammersymphonie, une sorte de seconde symphonie de chambre, pour voix cette fois-ci, et la direction précise de Maxime Pascal sert parfaitement son idée.
Si l’attaque du premier lied surprend peu l’auditeur qui reconnaît bien toute la force mahlérienne de ce Trinklied vom Jammer der Erde (« Le chant à boire de la douleur de la Terre »), bien vite la musique de chambre, notamment dans les cordes, apparaît. Kévin Amiel a toute la force nécessaire qui lui permet de se fondre parfois avec l’orchestre ; sa voix, rompue au bel canto, restitue également toutes les couleurs mahlériennes et constitue une fort belle parade contre tout risque d’uniformité. Aussi est-il parfait dans le Von der Jugend (« De la jeunesse ») où la rondeur du timbre fait merveille. Le lied suivant, Von der Schönheit (« De la beauté ») permet aux instrumentistes de témoigner d’une belle virtuosité, notamment dans le crescendo final lorsque la voix et l’orchestre semblent se confondre et s’unir.
Jamais on n’a aussi bien entendu que dans cette version des instruments tels que la clarinette ou le hautbois, jamais le dialogue entre les cordes et les vents, entre les graves et les aigus n’a tant frappé l’oreille de l’auditeur. Maxime Pascal parvient à donner tout à la fois une très grande cohérence à un ensemble qui, pourtant, semble n’associer que des solistes. Les instrumentistes, rompus à tous les répertoires, qui s’adaptent en fonction des concerts et des musiques, sont tous remarquables. Toute la soirée, la petite voix du premier violon, fort lyrique, se fait entendre et semble suivre le chemin musical tracé par le chef. Ce dernier manifeste une remarquable compréhension de la musique de Mahler et de l’idée de Schönberg. On entend comme jamais des échos d’une musique populaire qui font songer à la Symphonie Titan. L’œuvre se colore d’un caractère expressionniste frappant, qui nous éloigne de tout pathos.
Après un Trunkene im frühling (« L’homme ivre au printemps ») quelque peu straussien, le public attend l’ample Abschied (« L’adieu »), dans lequel nous retrouvons toute l’émotion contenue, la tension dramatique et l’intériorité des lieder précédents. Stéphane Degout est encore absolument remarquable, comme plongé en lui-même, soutenu par les percussions et le piano.
Un fort beau concert, dont on pourra prolonger le plaisir en écoutant la version discographique, tout juste parue chez B Records (1 CD B Records, 27 mai 2022)
Kévin Amiel, ténor
Stéphane Degout, baryton
Le Balcon, orchestre
Florent Derex, projection sonore
Maxime Pascal, direction
Das Lied von der Erde
Symphonie pour ténor, baryton et orchestre, créée le 20 novembre 1911, version d’Arnold Schönberg pour orchestre de chambre (1920)
Festival de Saint-Denis, mercredi 1er juin 2022