Le public français avait beaucoup apprécié son Inondation, créée avec succès à l’Opéra Comique en 2019. Francesco Filidei (qui a reçu en février dernier le Grand Prix Antoine Livio : une première depuis plus de dix ans pour un compositeur !) renoue avec l’opéra en proposant Il nome della rosa, une œuvre inspirée du roman d’Umberto Eco, qui sera créée le 27 avril prochain à la Scala de Milan.
Un pendant musical au caractère ésotérique et palimpsestique de l'écriture d'Umberto Eco
S’entretenir avec Francesco Filidei à propos de la création de son nouvel opéra Il nome della rosa (première prévue à la Scala le 27 avril, dans une mise en scène de Damiano Michieletto), c’est avant tout plonger avec lui dans les affres de la création artistique en général et de la composition musicale en particulier. D’une œuvre qu’il a voulue et pensée dans ses moindres détails, Francesco Filidei a tout supervisé, la musique comme le livret, avec dans ce dernier un jeu sur de possibles significations cachées derrière le sens littéral de ce qui est dit… Ainsi, les lettres de telles enluminures, les initiales de tels versets chantés par les moines révèlent-ils les noms de « Eco » ou de « Berio » ; telle phrase chantée par Salvatore (« Filii dei sonno ») fait curieusement entendre le nom du compositeur lui-même. C’est qu’en fait, selon Francesco Filidei, Le Nom de la Rose évoque entre autres une quête de l’identité, et très curieusement, on apprend grâce à lui que le nom d’Umberto Eco était donné aux enfants trouvés (les trois lettres du patronyme correspondent aux initiales des mots ex coelis oblatus, « donné par le ciel »), et que celui de « Filidei » a lui aussi été donné autrefois aux orphelins. La parenté entre Eco et Filidei ne s’arrête pas à cette étonnante coïncidence : le compositeur a de toute évidence une connaissance pointue de la personne et de l’œuvre d’Umberto Eco, au point de proposer dans son opéra un subtil équivalent musical aux dimensions ésotérique et palimpsestique du célèbre roman. La musique de Filidei fait sens au-delà de ce qu’un auditeur « naïf » perçoit dans un premier temps, et fait entendre également d’autres œuvres, d’autres musiques, d’autres compositeurs qui, de Pérotin à Messiaen via Flotow, Saint-Saëns, Strauss ou Stockhausen, ont précédé Filidei.
Croquis, photographies, schémas à l’appui, Francesco Filidei nous montre comment il a conçu son œuvre à partir d’une double structure, formant tout à la fois une rose et un labyrinthe : une structure qui, s’articulant autour d’un axe, peut se fermer ou s’ouvrir, laissant apparaître deux pans correspondant aux deux actes de l’opéra. À l’aide d’une photographie du portail de l’abbaye de Moissac, évoqué dans l’ekphrasis du roman de Eco, Francesco Filidei explique ensuite comment les éléments de ce portail lui ont inspiré, dans une perspective synesthésique, différents motifs (le Christ, les quatre animaux, les vingt-quatre vieillards,…) qu’il utilise pour traduire musicalement l’Apocalypse. La fameuse bibliothèque elle-même trouve dans sa musique une illustration musicale, ou plutôt plusieurs, chaque salle faisant l’objet d’un ostinato qui lui est propre, lequel ostinato s’entendra en « moto contrario » quand les personnages reviendront sur leurs pas et parcourront ces pièces en sens inverse.
Ces modalités d’écriture musicale ne sont pas sans rappeler la technique du « collage » chère au Gruppo ’63[i] auquel appartenait Eco mais aussi Nanni Balestrini ou Edoardo Sanguineti. Risquent-elles de faire écran à la réception de l’œuvre par tout un chacun ? Francesco Filidei ne le pense pas : pourquoi deux strates de compréhension, d’appréhension de l’œuvre, ne co-existeraient-elles pas ? On trouve dans le roman d’Umberto Eco comme dans l’opéra de Filidei un premier niveau de compréhension, immédiat, derrière lequel se révèlera au lecteur/auditeur attentif et curieux tout un monde secret, passionnant, foisonnant…
Un opéra franco-italien
STÉPHANE LELIÈVRE : Un opéra sur Le Nom de la Rose d’Umberto Eco : quelle belle idée ! D’où vient-elle ? S’agit-il d’un projet qu’on vous a proposé ?
FRANCESCO FILIDEI : L’idée vient de moi : je l’ai eue il y a déjà quelques années et je l’avais proposée à une autre maison d’opéra importante, mais cela n’avait pas pu aboutir pour des questions de droit. Puis Alexander Neef et l’Opéra de Paris m’ont proposé de travailler avec eux sur un autre sujet, mais le projet s’est arrêté en raison de la pandémie.
Dominique Meyer m’a alors demandé si je souhaitais écrire quelque chose pour la Scala. J’ai accepté bien sûr et j’ai proposé ce projet sur Le Nom de la Rose. Cette fois-ci les descendants d’Umberto Eco nous a accordé les droits. Alexander Neef a alors proposé de coproduire le spectacle. Restait le problème de la création : où l’œuvre allait-elle être représentée pour la première fois ? Finalement, nous avons décidé de créer deux versions différentes, une solution qui me convenait parfaitement !
S. L. : À Paris l’œuvre sera donc chantée en français ?
F.F. : Oui, c’est Pierre Senges qui signe l’adaptation française du livret. Il y aura forcément quelques modifications au niveau musical : il s’agira donc, à Paris, d’une œuvre adaptée pour le public français. Mais en même temps je souhaitais, avec cet opéra, m’inscrire dans la grande tradition lyrique italienne, ce qui rencontrera nécessairement un écho particulier auprès du public milanais.
S. L. : Une œuvre franco-italienne, qui prend des couleurs différentes en fonction du pays où elle est jouée : l’histoire de la musique comporte plusieurs exemples de telles adaptations, dans les répertoires rossinien, donizettien, verdien par exemple…
F.F. : Exactement. Et il me semble que Le Nom de la Rose est un ouvrage qui convient bien à cette « double nationalité » : la France est le pays du roman, voire du feuilleton ; l’Italie, c’est celui de l’opéra bien plus que du genre romanesque.
S. L. : Le roman d’Umberto Eco est une œuvre très dense, présentant des dimensions multiples : historique, philosophique, ésotérique, voire policière…
F.F. : C’est précisément l’imbrication labyrinthique de ces thématiques complexes qui m’a séduit, et la multiplicité des lectures que cela induit.
S. L. : Comment s’est mise en place l’interaction entre le texte et la musique pendant l’écriture de cette œuvre ?
F.F. : Pour le livret, j’ai travaillé avec des collaborateurs (Stefano Busellato, Hannah Dübgen, Carlo Pernigotti), notamment pour les références latines ou grecques ; mais c’est moi qui ai construit la charpente, la structure même du texte. En tout cas, nous avons essayé de respecter au maximum l’esprit du livre d’Umberto Eco.
L'opéra, ou "la forza del passato"
S. L. : Le genre « opéra » est parfois considéré, y compris par certains musicologues ou compositeurs, comme vieilli, archaïque, voire parfois ringard. Or vous semblez y être particulièrement attaché…
F.F. : Mais c’est précisément ce qui est intéressant dans l’opéra ! C’est ce que Pasolini appelait « la forza del passato[2] » ! Il s’agit d’un outil du passé, qui nous permet d’éprouver toute la mélancolie de choses qui ne sont plus.
Notre époque vit trop exclusivement dans le présent, nous avons perdu la conscience de ce qui constitue les fondations de notre monde, et qui nous permettent de bâtir l’avenir. Dans Le Nom de la Rose, il n’y a qu’une mesure de musique électronique sur trois heures de musique… Bien sûr, je suis un artiste du XXIe siècle, mais qui travaille avec un matériau ancien : de toute façon, le chant classique sonne nécessairement « ancien », notamment parce que cela fait plus de cent ans que nous sommes habitués à l’amplification ! Il faut en fait, en écoutant cet opéra, imaginer que l’on pénètre dans un musée d’art contemporain, pour voir des œuvres que l’artiste a créées à partir de tableaux du XIXe siècle, mais agencés d’une façon différente, comme s’ils étaient présentés, par exemple, dans des cadres métalliques et avec des éclaboussures de couleurs monochromes pour chacun des tableaux. L’idée est ainsi d’appréhender le passé et le présent en même temps. N’est-ce pas, d’ailleurs, la démarche suivie par Umberto Eco lui-même dans son roman ?
S.L. : L’opéra est un genre hyper codifié : que faites-vous de ces codes ? Vous les utilisez ? Vous jouez avec ? Vous les contournez ?
F. F. : Ces codes sont effectivement extrêmement importants, et il est très intéressant de les prendre en compte, ne serait-ce que… pour les remettre en cause ! J’ai souvent dit par le passé que j’essayais de faire chanter les choses qui ne chantent pas, certains bruits par exemple, qui me permettaient de travailler et de réfléchir sur la construction du temps. Je relève aujourd’hui un défi que je considère comme encore plus grand : faire chanter ce qui chante déjà, comme un opéra, par l’ajout de certaines couleurs. Je me confronte à quelque chose d’assez énorme : trois heures de musique, trois cents personnes sur scène ! Mais ayant passé la cinquantaine, je me sens prêt à relever ce défi, comme Umberto Eco lorsqu’il écrivit son roman – il avait alors à peu près mon âge. C’est l’âge où l’on se sent assez mûr pour des projets d’envergure, et pas encore trop âgé pour y renoncer faute d’énergie !
S. L. : À quelques jours de la première, alors qu’ont lieu les répétitions, dans quel état d’esprit se trouve-t-on ? C’est en quelque sorte le moment où votre bébé vous échappe… Éprouve-t-on de l’appréhension ? de la fierté ? de l’émotion ?
F. F. : Un peu de tout cela à la fois, même si personnellement j’ai terminé ma tâche il y a plus de six mois. Bien sûr il y a un peu d’appréhension, notamment parce que le temps dont on dispose pour les répétitions est relativement court… Mais disons que si j’éprouve une certaine appréhension aujourd’hui, ce serait plutôt par rapport aux autres opéras que je souhaite dorénavant écrire !
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[i] Mouvement littéraire né à Palerme en octobre 1963, réunissant des poètes, des écrivains, des critiques souhaitant rompre avec les modèles littéraires traditionnels en expérimentant de nouvelles formes d’écriture.
[2] Dans une œuvre dont le titre fait curieusement écho à cet entretien : Poesia in forma di rosa !
Retrouvez ici notre interview de Dominique Meyer, directeur de la Scala de Milan.