Wozzeck, Venise, La Fenice, jeudi 23 octobre 2025
La Fenice propose le Wozzeck programmé par l’ancien surintendant Fortunato Ortombina, mais, très curieusement, dans une traduction italienne : faut-il y voir les prémices du retour à un « art national » et aux « grands opéras de la tradition italienne » prôné par l’actuel ministère de la culture italien ?
Avec la polémique sur le nouveau directeur musical de la Fenice, la réforme bien plus inquiétante des théâtres lyriques, appelés à « valoriser les grands opéras de la tradition italienne », est passée presque inaperçue[1]. Traduction : un retour à l’autarcie et au national-populaire. On se demande alors si cette volonté ira jusqu’à ressusciter les anciennes traductions italiennes des livrets étrangers, comme à l’époque des disques 78 tours…
Ce n’était certainement pas l’intention de l’ancien directeur Fortunato Ortombina, qui avait conçu la saison 2024-2025 de la Fenice, laquelle s’achève aujourd’hui avec Wozzeck, exactement un siècle après la première berlinoise. Mais le fait est que le chef-d’œuvre d’Alban Berg est proposé dans la traduction italienne de 1942, la même que celle qui avait été présentée en Italie en plein régime fasciste : un choix franchement inexplicable, hors du temps et dépourvu de justifications convaincantes.
Le résultat est un texte décoloré, où la puissance tranchante de Büchner s’émousse dans un langage anodin. Le Juif devient un orfèvre (« Apportez vos yeux chez l’orfèvre pour les faire nettoyer »), la réplique cinglante de Marguerite « Sie guckt sieben Paar lederne Hosen durch ! » (« Elle perce du regard sept pantalons en cuir ! ») est réduite à un inoffensif « Ne vous le faites pas demander deux fois », et le cri lancinant « Wir arme Leut’ ! » – cri de douleur sociale répété à plusieurs reprises, presque slogan de l’œuvre – s’affaisse dans le bien terne « Pauvres de nous »… Même le Tambour-Major perd sa virilité grossière et violente : « Nous allons élever des tambours-majors » devient un inoffensif « Je veux t’offrir un fils qui me ressemble ». Les traits dialectaux et populaires disparaissent également, remplacés par un registre artificiellement élevé (« Oui, je le suis, je l’ai déjà été »), et on relève plusieurs dérapages qui frôlent l’absurde : « Certaines personnes restent près de la porte ( ?) et ne s’en rendent compte que lorsqu’on vous emporte les pieds devant ! ».
N’insistons pas sur la perte des sonorités allemandes, si intimement liées à la structure musicale de Berg : depuis des décennies, il est clair que l’opéra s’écoute dans la langue originale, tandis que le public suit confortablement les surtitres. Revenir en arrière reviendrait à nier un principe désormais élémentaire du théâtre musical moderne.
Dans d’autres circonstances, il y aurait beaucoup à dire sur cette production, dirigée par Markus Stenz et signée Valentino Villa, qui situe l’histoire dans l’Italie d’après-guerre imprégnée de néoréalisme. Mais le maestro, pris d’un malaise au début du troisième acte, s’est effondré sur le pupitre. Même s’il est ensuite apparu en personne pour assurer qu’il allait mieux, la représentation a tout de même été suspendue et il ne serait dans ces conditions pas correct de juger de l’exécution et la performance des chanteurs…
Ceux qui souhaitent se faire une idée du spectacle pourront le faire lors de la matinée du dimanche 26 octobre. Et peut-être réfléchir, en sortant de la Fenice, à la fragilité de la ligne qui sépare le souvenir d’une tradition et son retour malheureux…
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[1] Première Loge y consacrera très prochainement un article.
Wozzeck : Roberto de Candia
Marie : Lidia Fridman
Tambourmajor : Enea Scala
Andres : Paolo Antognetti
Hauptmann : Leonardo Cortellazzi
Doktor : Omar Montanari
First apprentice : Rocco Cavalluzzi
Second apprentice : William Corrò
The fool : Marcello Nardis
Margret : Manuela Custer
white voice : Mariens Knabe
Orchestre de La Fenice, dir. Markus Stenz
Chœur de La Fenice, dir. Alfonso Caiani
Piccoli Cantori Veneziani
Cheffe du chœur d’enfants : Diana D’Alessio
Mise en scène : Valentino Villa
Décors : Massimo Checchetto
Costumes : Elena Cicorella
Lumières : Pasquale Mari
Chorégraphie : Marco Angelilli
Wozzeck
Opéra en trois actes et quinze scènes de Alban Berg, livret du compositeur d’après la pièce Woyzeck de Georg Büchner, créé le 14 décembre 1925 au Staatsoper de Berlin.
Opéra La Fenice de Venise, représentation du jeudi 23 octobre 2025.

