Rusalka, Liceu de Barcelone, 1er juillet
La reprise de la célèbre production de Christof Loy, créée en 2020 au Teatro Real de Madrid déjà avec, dans le rôle-titre, l’une des plus authentiques actrices-chanteuses du XXIe siècle, donne lieu à un mémorable triomphe au Gran Teatre del Liceu. Retour sur un spectacle parfait.
Une production toujours aussi virtuose, entre poésie et sensualité
C’est avec des ovations interminables au rideau final, adressées à l’ensemble d’une distribution sans faille et, en particulier, à Asmik Grigorian, Piotr Beczała et le chef d’orchestre Josep Pons, que ce sera achevée la représentation de Rusalka, le 1er juillet dernier.
Beaucoup a déjà été écrit sur la mise en scène de Christof Loy dont un DVD, distribué chez Unitel dans le cadre des soirées de la création madrilène, retraduit le stimulant et original propos scénographique et la direction d’acteurs au cordeau. Découvrir enfin – en ce qui nous concerne – ce spectacle sur scène est d’autant plus jubilatoire que la reprise qu’en propose Johannes Stepanek retrouve un même niveau de souffle et de précision, tant dans les mouvements des principaux protagonistes (Rusalka et ses sœurs nymphes-ballerines, le Prince, la Princesse étrangère, Ježibaba) que dans ceux des seconds rôles (le désopilant duo burlesque composé du garde forestier et du marmiton), du chœur et des danseurs de l’époustouflant acte de la fête de mariage. Travaillant sur un décor unique – qui reproduit le hall d’entrée d’un théâtre dix-neuvième désaffecté, avec son guichet et ses moulures en forme de sirènes au miroir – le metteur en scène allemand et son scénographe Johannes Leiacker confèrent à une coulée de pierres de lave volcanique, située côté jardin, une dimension déconstructionniste à l’impact évident, en particulier au troisième acte, au moment où l’hiver ayant pris possession des lieux – une magnifique biche, abattue, gît côté cour – et la Nature ayant repris ses droits, l’héroïne, juchée sur des roches désormais plus envahissantes, tourne définitivement le dos à un monde qui ne l’a pas comprise et regarde au loin, tel le célèbre Voyageur contemplant une mer de nuages de Caspar David Friedrich. À elle seule, cette image finale apporte, selon nous, un sérieux démenti à ceux qui n’ont voulu trouver aucun romantisme dans la production d’un metteur en scène qui connaît pourtant son dix-neuvième siècle sur le bout des doigts et dont Bernd Purkrabek règle les lumières ensorcelantes, parvenant à nous plonger, à l’occasion, dans l’univers des sylphides et autres chevaliers au cygne, ce d’autant mieux que la baguette du maestro et le chant enivrant du ténor nous font entendre, lors de la mort du Prince en particulier, les sonorités de Lohengrin ! On est, en outre, encore sous l’emprise de la lumière qui, soudain, éclaire le visage de Rusalka et habille littéralement son enveloppe corporelle au moment où, à l’acte I, l’héroïne demande à la sorcière de l’aider à devenir humaine : ici, comme à de nombreux autres moments, cette production n’oublie pas que c’est bien d’un « conte lyrique » dont il s’agit, là où le spectacle signé par Dmitri Tcherniakov pour l’ouverture du Teatro San Carlo de Naples oblitérait totalement cette notion.
Il convient, enfin, de saluer les intelligents clins d’œil de cette production aux tableaux de Magritte (hommes en chapeau melon), aux films muets de Laurel et Hardy et de Chaplin (le duo avec l’échelle entre le garde forestier et le marmiton), aux contes de fées (image finale de l’acte I où le Prince enlève littéralement Rusalka, la portant dans ses bras hors de scène !). Mais c’est sans doute dans les enlacements lascifs des couples de danseurs, lors de la scène du mariage à l’acte II , avec son lustre décadent, que le sens parfait du rythme effréné de cette mise en scène et de sa chorégraphie, signée Klevis Elmazaj, trouve son acmé, à mi-chemin entre La mort de Sardanapale de Delacroix et la célèbre scène orgiaque du film de Stanley Kubrick, Eyes Wide Shut : un instant, l’image d’un Pierrot fin-de-siècle – omniprésent dans de nombreuses scènes – vient tendre en vain à Rusalka, devenue Cendrillon désabusée, ses chaussons de danse. Un moment virtuose, parmi tant d’autres, dans une production à l’impact dramatique évident.
Baguette et distribution vocale à la perfection !
Enfin un grand chef pour Rusalka ! Disons-le tout net : les dernières représentations du chef-d’œuvre de Dvořák, auxquelles nous avons pu assister, ne nous avaient pas totalement satisfait sur la capacité des chefs d’orchestre à ouvrir de véritables espaces sonores poétiques et des instants suspendus entre rêve et réalité, dans une partition magique qui fourmille de détails à la fois si infimes et si puissants. Mission accomplie avec le maestro catalan Josep Pons : des premières mesures d’un Prélude musical parvenant immédiatement à imposer une tension dramatique palpable, jusqu’à une scène finale qui laisse à l’orchestre le soin de conclure l’ouvrage dans une somptueuse sérénité, le chef accomplit, à la tête d’un orchestre symphonique du Liceu éclatant, un parcours sans faute de goût et d’une rare perfection dans l’approfondissement de chaque scène. Avec cette direction, on réalise soudain que, crée en 1900, l’opéra de Dvořák est au croisement de plusieurs influences, tchèque bien sûr mais, plus largement, slave (on pense souvent à Tchaïkovski) et allemande (Wagner n’est jamais bien loin…). En outre, cette partition hybride continue à nous fasciner par les apports au genre de la grande opérette austro-hongroise qui se cristallisent, en particulier, dans la scène entre le Prince et Rusalka au début de l’acte II. Toutes ces réminiscences musicales, Josep Pons nous les fait entendre avec ce qu’il faut de gourmandise pour prendre la mesure de la richesse roborative d’une partition de plus de trois heures, donnée sans coupure – nous n’avions ainsi personnellement jamais entendu l’intégralité du duo des ondines à l’acte III – et culminant, en ce qui nous concerne, dans un acte II à la modernité étonnante où l’orchestre et le chœur – superbement préparé par Pablo Assante – parviennent à construire une colonne sonore des plus fascinantes, permettant aux solistes mais également, ici, aux danseurs, de trouver tout leur espace d’expression. Un inoubliable moment de grande musique.
D’un plateau vocal sans faille, il convient, tout d’abord, de citer le chasseur du bien chantant David Oller et le garde forestier de Manel Esteve, baryton disposant non seulement d’une projection parfaite mais, de plus, d’une vis comica absolument désopilante, dès qu’il apparaît sur scène ! Ses duos avec l’excellente mezzo-soprano madrilène Laura Orueta, en marmiton pétulant et pas en reste dans la farce, constituent des moments d’authentique théâtre musical.
Quel bonheur d’entendre, enfin, les trois nymphes, sœurs de Rusalka, dans toute la dimension dramatique que souhaitait leur octroyer Dvořák ! Ici, les beautés vocales de Julietta Aleksanyan, Laura Flor et Alyona Abramova, au-delà d’une véritable épaisseur scénique – elles sont amenées à évoluer sur demi-pointes et pointes dans ce spectacle et, au dernier acte, évoquent les wilis, messagères de la Mort -, permettent de saisir soudain la parenté musicale de ces ondines avec les filles du Rhin wagnériennes.
En esprit des eaux, le Vodnik de la basse grecque Aleksandros Stavrakakis nous a totalement bouleversé : rarement, il nous aura été donné d’entendre dans ce rôle un interprète à l’ambitus vocal si éclatant de santé, et qui, d’un seul regard lancé à sa fille – en particulier à l’acte II lorsque Rusalka perd tout repère et tout contrôle d’elle-même – nous fait partager une émotion véritable. En ce qui nous concerne, la révélation de la soirée.
Nous connaissions l’impressionnante puissance vocale d’Okka von der Damerau : nous avons, par contre, découvert une interprète capable d’incarner une Ježibaba particulièrement inquiétante derrière son guichet de location, menant ses demoiselles à la baguette, telle une maîtresse de ballet de grande école. Dans sa scène de l’acte III, face à une Rusalka désabusée et triste, la voix de la mezzo-soprano allemande est d’une projection d’airain. Glaçante.
Avouons notre inquiétude initiale à retrouver la grande Karita Mattila, quelques semaines après son incarnation de la Zia Principessa de Suor Angelica à Paris, dans le rôle de la princesse étrangère. Contre toute attente, l’illustre chanteuse finlandaise parvient à éviter les écueils de la partition – car c’est bien un grand soprano II qu’il faut ici ! – et à créer l’illusion d’une voix encore saine. D’un charisme et d’un sex-appeal qui force l’admiration, Karita Mattila donne à son personnage un relief de premier plan : brava l’artiste !
Triomphateur à l’applaudimètre final, Piotr Beczała galvanise l’auditoire, dès son entrée en scène, puisqu’il « est » le Prince, et ce sans avoir besoin d’en rajouter ! Botté et armé ainsi qu’un parfait gentilhomme, le ténor polonais délivre une leçon de chant dans chacune de ses apparitions et, en particulier, dans les duos avec sa partenaire féminine où leurs types de musicalité se marient quasi-naturellement. C’est ainsi que lors du duo final du premier acte puis pendant la dramatique scène, à l’acte II, où après un premier instant d’irrésistible passion, les masques tombent et Rusalka se retrouve en Cendrillon désabusée, l’alchimie de ces deux voix, réunies sur scène pour la première fois, fonctionne à la perfection, tant dans la douceur de la cantilène slave que dans le registre forte et mezzo-forte souvent mis en avant ici.
Que dire enfin de ce côté sorcier avec lequel Beczała, lors de la scène finale, prend tous les risques, délivrant, alors que le Prince expire, un chant en falsetto et sur le souffle de toute beauté. Sans aucun doute, une incarnation qui marquera l’histoire du Liceu.
Toute la presse a largement eu l’occasion de saluer la parfaite osmose qui caractérise le travail de Christof Loy avec Asmik Grigorian. Dans un rôle qu’elle a interprété dans des visions scéniques souvent très différentes, nous ne pouvons que constater – pour l’avoir vue l’hiver dernier dans la production de Dmitri Tcherniakov – que la soprano lituanienne trouve avec cette mise en scène matière à développer son personnage, y compris du strict point de vue vocal. De fait, avant même d’avoir émis un son, nous sommes captivés par les pointes et autres entrechats avec lesquels Asmik Grigorian évolue sur le plateau, avec un naturel confondant de grâce et de style : qu’importe alors que l’actrice-chanteuse la plus exceptionnelle de ce début de siècle ait appris ou pas la danse classique, dans son enfance, puisqu’au détour d’un mouvement de bras ou d’un port de tête, c’est une incarnation totalement renouvelée, extrêmement aboutie, que nous offre l’interprète ! Même avec les béquilles de l’infirmité, au premier acte, la métamorphose de Grigorian est d’une telle crédibilité que l’on oublie presque totalement que Rusalka est davantage sœur des Villi pucciniennes que de Carlotta Grisi ou d’Anna Pavlova ! Mais cette épiphanie scénique ne serait rien si Asmik Grigorian ne nous donnait à entendre simultanément une voix superlative dont la somptuosité du médium, la projection glorieuse – qui remplit l’espace – et la qualité du phrasé constituent désormais la carte de visite.
Lors de la représentation du 1er juillet, le phrasé avait su se faire encore plus fiévreux et plus long, les nuances plus délicates encore qu’à l’habitude, faisant de l’ « air à la lune » un véritable lied, peut-être une prière… nous préparant à la supplique d’un acte III où Grigorian, débarrassée de ses chaussons, chante avec des moyens impressionnants la tristesse et les maux d’une humanité courant vers sa finitude.
On savait que la mélancolie pouvait être belle à ce point… surtout lorsqu’elle prend les traits, pour un soir, d’Asmik Grigorian.
Rusalka : Asmik Grigorian
La princesse étrangère : Karita Mattila
Ježibaba : Okka von der Damerau
Première nymphe : Julietta Aleksanyan
Deuxième nymphe : Laura Flor
Troisième nymphe : Alyona Abramova
Le prince : Piotr Beczała
Vodnik, l’esprit des eaux : Aleksandros Stavrakakis
Le garde forestier : Manel Esteve
Le chasseur : David Oller
Le marmiton : Laura Orueta
Chœur du Gran Teatre del Liceu, direction : Pablo Assante
Orchestre du Gran Teatre del Liceu, direction : Josep Pons
Mise en scène : Christof Loy (reprise par Johannes Stepanek)
Scénographie : Johannes Leiacker
Chorégraphie : Klevis Elmazaj
Costumes : Ursula Renzenbrink
Lumières : Bernd Purkrabek
Rusalka
Conte lyrique en trois actes d’Antonín Dvořák (1841-1904), livret de Jaroslav Kvapil d’après Friedrich de La Motte-Fouqué (Ondine) et Hans-Christian Andersen (La Petite Sirène), crée le 31 mars 1901 au théâtre national de Prague.
Liceu de Barcelone, représentation du 1er juillet 2025.