La Société Universelle de l’hindouisme demande à l’Opéra National de Bordeaux de renoncer au représentations de Lakmé programmées fin février 2026, au motif que l’oeuvre de Delibes « banalise gravement les traditions hindoues »… L’occasion pour nous de revenir sur la question de la censure, des interdictions et condamnations en tout genre auxquelles se heurte aujourd’hui – et de plus en plus – le milieu artistique.

Marie-Aude Murail, l’un de nos auteurs de littérature jeunesse les plus prestigieux (elle a été récompensée en 2022 par le prix international Hans Christian Andersen, l’équivalent du Nobel en littérature jeunesse), se plaignait il y a quelques années, dans une tribune parue dans Libération, de la virulence d’une certaine forme de censure frappant aujourd’hui les auteurs littéraires :
Cette censure, qui reparut régulièrement tel un serpent de mer, ne me gênait pas quand j’écrivais. L’adversaire, clairement identifié, était réactionnaire. Ma situation devint plus inconfortable dernièrement quand les tirs vinrent de mon propre camp. Qui sont les nouveaux censeurs ? A priori des gens que j’estime, très investis sur un certain nombre de sujets, le féminisme, les mauvais traitements envers les animaux, le racisme, l’homo ou la transphobie, etc. Je respecte leurs convictions, mais l’esprit de sérieux dont ils font preuve les pousse à une lecture fondamentaliste des textes, sans recul et sans humour. Bien plus, ils s’indignent de toute divergence de point de vue et tout personnage qui ne voit pas le monde strictement comme eux est une offense à leur sensibilité. J’ai été soupçonnée de « grossophobie » pour avoir fait dire à une petite héroïne de 10 ans : « Elle est grosse, mais elle est gentille », puis accusée de cruauté animale pour avoir proposé au déchiffrage dans un manuel de lecture la phrase : « Milo tape Riri le rat. » J’ai dû intervenir pour faire cesser une pétition sur Change.org et des réactions en chaîne sur les réseaux sociaux, du type « Ah, c’est dommage ! moi qui aimais Marie-Aude Murail ». Comme disait Alain, « rien n’est plus dangereux qu’une idée quand on n’a qu’une idée »…
Le problème n’est pas nouveau (cette tribune date de novembre 2019) et est loin de concerner le seul domaine de la littérature : l’opéra en fait comme il se doit également les frais, parfois à raison (l’antisémitisme de Wagner dans Les Maîtres chanteurs), parfois à tort : raciste, l’Aïda de Verdi ? Citez-moi un roman du XIXe siècle, même parmi ceux signés par nos auteurs les plus engagés dans la lutte contre l’injustice et l’oppression, qui fasse d’un Noir ou d’une Noire le personnage central de son œuvre, concentrant en lui les qualités de droiture, de sincérité, de fidélité, capable de susciter l’empathie du public et de l’émouvoir aux larmes ?

Quoi qu’il en soit, on a aujourd’hui l’impression que les artistes, contrairement à la Mignon de Goethe /Thomas qui les évite avec l’habileté que l’on sait (voyez l’estampe de Gustav Salingre qui illustre cet édito !), marchent en permanence sur des œufs et essaient coûte que coûte de désamorcer toute polémique émanant de spectateurs ou spectatrices incapables de voir autre chose, dans la présence sur scène d’un personnage non européen (fût-il paré de toutes les vertus), qu’une agression raciste – ou incapable de comprendre que les artistes rendent parfois compte de pensées ou de propos qu’ils ne cautionnent pas. Bref, incapables de prendre du recul et figé.e.s dans une compréhension littérale du message.
Dernier exemple en date de cette tendance précautionniste, le préambule pour le moins étonnant publié par les Innsbrucker Festwochen der Alten Musik à l’occasion des représentations de l’Ifigenia de Traetta :
La pièce « Ifigenia in Tauride » contient une scène de violence sexuelle, ainsi que des passages exprimant des pensées suicidaires. Si vous êtes bouleversé(e) ou avez besoin de soutien, vous pouvez contacter l’équipe locale de la Croix-Rouge à tout moment. Par ailleurs, la ligne d’assistance téléphonique pour les femmes victimes de violences est joignable à tout moment au numéro gratuit xxx. En cas de crise, vous pouvez joindre la ligne d’assistance téléphonique 24h/24 au xxx.
Cet avertissement surprend d’autant plus que si Iphigénie, lorsqu’elle est en Aulide, risque à tout moment d’être sacrifiée, c’est elle qui devient le potentiel bourreau des hommes lorsqu’elle est en Tauride, étant chargée de mettre à mort tout homme étranger posant le pied sur l’île. Pourquoi en ce cas ne pas proposer un numéro de téléphone pour aider les hommes qui se sentiraient menacés, mais aussi les religieux qui se sentiraient offensés par la figure du violent et détestable Thoas, les Grecs, dont on offre une bien piètre figure dans le livret (Pylade et Oreste débarquent en Aulide avec l’objectif de voler le trésor sacré du temple de Pallas Athéna), les fils aimants, qui ne se reconnaissent pas en la figure d’Oreste commettant un matricide, les mères et épouses, qui ne se reconnaissent pas en Clytemnestre assassinant son mari ?

Autre exemple tout récent : la Société Universelle de l’hindouisme, après avoir tenté en vain de faire interdire une représentation de Lakmé au Washington Concert Opera, vient de demander à l’Opéra National de Bordeaux de renoncer aux représentations du chef-d’œuvre de Léo Delibes programmées fin février 2026, au motif que celui-ci « banalise gravement les traditions hindoues[i] ».
Si l’on suit cette tendance, c’est Don Carlos qu’il faudra interdire en raison du personnage du Grand Inquisiteur ; Tosca, pour l’offense faite aux sopranos, loin d’être toutes des femmes jalouses et possessives (mais offense est faite également aux forces de l’ordre, dont les représentants ne sont pas tous libidineux et assassins) ; Salome, donnant des femmes l’image de personnes incapables de comprendre que « quand c’est non, c’est non ! » et compensant leurs frustration dans le sang et le meurtre,… Même le bucolique Bastien et Bastienne devient problématique et devrait à ce rythme subir les foudres de la censure, l’œuvre étant possiblement traumatisante en raison des tendances suicidaires de Bastien (il menace de se noyer), et offensante pour les femmes en proposant l’image d’une Bastienne insensible, conseillant à son ami de « bien profiter de son bain froid » ! Sans parler de l’injure faite aux magiciens, tournés en ridicule avec le personnage de Colas…
Il reste selon nous deux solutions si l’on veut continuer à éditer des livres, monter des pièces, jouer des opéras, tourner des films :
- Multiplier les avertissements en prenant garde de n’oublier personne parmi toutes les spectatrices, tous les spectateurs qui pourraient se sentir offensé.e.s ou choqué.e.s. Autant dire qu’il y a du travail et que les programmes de salle risquent de devenir de volumineuses brochures emplies d’excuses et de mises en garde en tout genre !
- (Ré)apprendre à faire la part des choses et à resituer les œuvres dans leur contexte, à se rappeler la différence entre ici et ailleurs, autrefois et aujourd’hui. Et surtout à bien distinguer la fiction de la réalité, en se rappelant d’une part que les propos et gestes de tel personnage ne sont pas toujours cautionnés par l’auteur (!), d’autre part que les différences de points de vue devraient susciter les échanges, les débats, la réflexion bien plus que l’opprobre, la condamnation, la censure a priori.
Cette seconde option n’entre bien sûr nullement en contradiction avec les justes et nobles causes auxquelles Première Loge Opéra a très régulièrement l’occasion d’apporter son soutien !
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[i] Il est à noter cependant que cette « Société Universelle de l’hindouisme » demeure assez opaque lorsqu’on consulte son site : on n’y trouve ni adresse du siège, ni registre clair de statut associatif ou de membres. Créée par un certain Rajan Zed, « homme d’État acclamé indo-américain qui a défendu des causes hindoues, interconfessionnelles, religieuses, environnementales, roms et autres dans le monde entier », elle est « née dans son esprit » et il en est devenu le président. De fait, les activités listées sur le site sont presque exclusivement celles qu’il mène personnellement (prières, interventions, dialogues interreligieux) ; les vidéos des activités de l’association ne nous montrent que deux prêches prononcés par ce même Rajan Zed ; la rubrique « contact » commence par la phrase « Want to contact Rajan ? »
De quoi laisser penser que, peut-être, cette « Société Universelle » est surtout le fait d’un seul homme qui « googlise » Lakmé afin de trouver la liste des théâtres à qui envoyer son communiqué. De quoi, en tout cas, minimiser l’importance à accorder à cette « affaire »…