Mozart, Offenbach, Lully, Marais,… : Philippe Estèphe multiplie les projets en cette saison 21/22 ! Rencontre avec l’un des barytons français les plus appréciés du moment à l’occasion de son Papageno toulousain.
© Mirco Magliocca
Stéphane LELIÈVRE : Papageno est un rôle gratifiant et bien aimé du public. C’est un plaisir que de l’interpréter, j’imagine ?
Philippe ESTÈPHE : Plus que vous ne croyez ! Papageno est un rôle que j’apprécie tout particulièrement, comme je crois tout jeune baryton aimant jouer la comédie. En le chantant ici à Toulouse, dans ma ville, je réalise un double rêve ! Dès que j’ai commencé le chant, je me suis dit : « Si un jour je pouvais chanter au Capitole ! » et « Si un jour je pouvais chanter Papageno ! » Or les deux opportunités se présentent, et en même temps !
Nous avons eu, mes collègues chanteurs et moi-même, un accueil très chaleureux de la part du public toulousain. Nous nous produisons dans un spectacle (imaginé par le chorégraphe Pierre Rigal) très particulier : les dialogues ont été supprimés mais Dorian Astor, le dramaturge du Capitole, a écrit à leur place un texte formidable dit par Mozart et Schikaneder, lesquels sont présents sur scène – ceci afin que les spectateurs suivent ce qui se passe sur scène sans avoir à lire les traductions des textes allemands. Nous autres chanteurs mimons nos rôles.
S.L. : Vous chantez beaucoup d’œuvres françaises, mais quand on regarde votre répertoire, on constate qu’il est en fait très varié: il y a donc Mozart avec cette Flûte, mais aussi Gluck ou Rossini, et un panel d’œuvres qui vont du baroque au XXIe siècle. Vous tenez à préserver cet éclectisme ?
P. E. : Oui, je souhaite vraiment maintenir un certain équilibre entre plusieurs répertoires et je dois dire que c’est une chance, pour moi, de chanter en cette période où les frontières sont devenues bien plus « poreuses » entre les répertoires qu’elles ne l’étaient jadis. Ainsi mon père, le baryton Jean-François Gardeil, a vite été « catalogué » baroqueux et il n’était pas aisé en son temps de revendiquer ou de mettre en œuvre une forme de polyvalence. Je peux beaucoup plus facilement, de mon côté, alterner Lully ou Rameau avec Rossini ou Messager.
© Romane Begon
J’adore la musique baroque et c’est un bonheur de l’interpréter, mais pour avancer (ne serait-ce que techniquement), il me faut continuer à travailler et pratiquer les autres répertoires. Ce qui peut m’arrêter, ce qui me rend prudent, ce sont moins les questions de styles que les types d’emplois qu’on pourrait me proposer : je décline tout ce qui me paraît, du moins pour l’instant, “démesuré”. Je ne vais pas me lancer dès à présent dans des grands Verdi ou des grands rôles romantiques français, dans lesquels j’aurais, pour l’heure, bien moins à dire et à apporter que d’autres collègues ! Bref, je veille à ne pas mettre le charrue avant les bœufs : attendons de voir comment ma voix évoluera…
S.L. : Il vous arrive donc de décliner certaines propositions ?
P.E. : Oh oui… Je refuse presque autant de contrats que j’en accepte. Mais j’essaie en même temps de bien me fixer des objectifs à long terme, afin de ne pas stagner et de continuer à évoluer vocalement et professionnellement. C’est une forme d’équilibre subtil à trouver !
S.L. : Entre Les P’tites Michus, Fantasio, La Vie parisienne, La Flûte enchantée, il y a plusieurs rôles comiques à votre répertoire. C’est amusant et/ou difficile de faire rire sur scène ?
P.E. : C’est en tout cas un peu le hasard des programmations et de ce qu’on me demande. Je ne suis pas sûr que cela corresponde forcément à ma nature et à ma personnalité, mais quoi qu’il en soit, ce qui m’intéresse dans ces rôles, c’est l’aspect « technique » du comique : si on monte sur scène en se disant « Je vais faire le pitre et cela suffira bien ! », on peut être sûr que cela ne fonctionnera pas. Impossible de ne se fier qu’à son instinct : il y a un vrai travail de comédien à construire, et pour moi qui ai été attiré d’abord par les planches, plus encore que par le chant et la musique, c’est passionnant! La « mécanique de l’humour », comme dit Alexandre Astier, est une chose qui demande en fait un travail très sérieux et très précis. Et lorsque cela fonctionne auprès du public et que cela «porte» le chant, c’est on ne peut plus grisant !
Offenbach, Fantasio, l'Air des Fous (Opéra-Comique, 2020)
S.L. : Vous venez de dire que le chant n’a pas tout de suite été votre priorité ?
P.E. : J’ai toujours chanté et j’ai grandi dans un monde où le chant était omniprésent, ne serait-ce que grâce à mon père. Mais quand j’étais plus jeune, je me voyais pianiste de jazz plus que chanteur. C’était – et c’est toujours – une vraie passion. Et puis j’avais une appétence pour l’organisation, l’événementiel, et j’ai donc fait des études de management culturel. Je voulais travailler dans l’administration de la culture, avec le rêve de diriger peut-être un jour un opéra… Mais en parallèle de mes études, j’ai commencé à mettre les pieds sur scène, à sécher quelques cours pour pouvoir suivre des productions… et c’est là que le virus de l’opéra et du chant m’a pris, et que j’ai finalement décidé d’en faire mon métier. J’ai eu la chance de vite rencontrer Thérèse Cédelle qui m’a fait une grande confiance et m’a lancé dans la carrière.
S.L. : Entre le singspiel, l’opéra-comique, l’opérette, l’opéra-bouffe, vous avez à votre répertoire plusieurs rôles qui font alterner dialogue et chant : on dit souvent que ce n’est pas simple de négocier le passage de la voix chantée à la voix parlée…
P.E. : Je souscris à 100%, et je ne prétends pas d’ailleurs avoir trouvé la solution idéale pour gérer cette difficulté. J’essaie en tout cas de ne pas dire les scènes parlées avec ma voix « placée » de chanteur d’opéra… Paradoxalement, chaque fois que j’ai abordé un tel rôle, j’ai trouvé les passages parlés plus fatigants que les passages chantés. La difficulté réside dans le fait de devoir trouver dans le parlé une vraie qualité de projection mais qui ne fasse pas « ampoulée » et conserve une part de naturel… C’est un art en soi – et d’ailleurs un art qui se perd, même au théâtre où on joue de plus en plus avec micros…
© Romane Begon
S.L. : Vous vous lancez volontiers dans des aventures plutôt rares et passionnantes : il y a eu récemment une création (L’Annonce faite à Marie de Marc Bleuse), mais aussi les redécouvertes des P’tites Michus de Messager, des Fêtes d’Hébé de Rameau, il y aura bientôt Psyché de Lully, Ariane et Bacchus de Marais, Lancelot de de Joncières,… Qu’est-ce qui vous plaît dans ce genre d’initiatives ?
P.E. : C’est extrêmement stimulant… et très émouvant de se dire que le dernier à avoir chanté telle page l’a peut-être fait il y a deux siècles ! C’est un peu comme si on se glissait dans le costume d’un aïeul… Ces initiatives prennent souvent corps grâce à des institutions telles le Centre de Musique baroque de Versailles ou le Palazzetto Bru Zane de Venise, qui apportent aux projets une vraie caution musicologique.
C’est une véritable chance pour les jeunes chanteurs d’aujourd’hui, d’autant que cela nous permet également de participer à des sessions d’enregistrements, c’est extrêmement précieux… Partir à la redécouverte de répertoires oubliés, c’est je crois quelque chose de salvateur pour le genre même de l’opéra. C’est en fait une alternative à une démarche peut-être trop répandue aujourd’hui vis-à-vis des grands classiques, qui consiste à se demander : « Comment vais-je pouvoir être le plus original possible par rapport à cette œuvre ? Comment vais-je pouvoir proposer la lecture la plus inédite, la plus étrange qui soit de façon à ne pas refaire ce qui a déjà fait ? ». Renouveler l’opéra, ce n’est pas seulement renouveler les lectures d’œuvres déjà bien connues, c’est aussi proposer à l’attention du public la redécouverte de titres moins fréquentés, voire oubliés !
Korngold, Die Tote Stadt, "Mein Sehnen, Mein Wähnen..."
S.L. : Vous avez un regard critique sur les relectures des classiques proposées par certains metteurs en scène d’aujourd’hui ?
P.E. : Ni plus ni moins que sur les lectures traditionnelles : certaines sont formidables et passionnantes, d’autres sont ratées, c’est normal… Ce qui est sûr, c’est qu’il ne faut pas oublier les spectateurs qui viennent à l’Opéra pour la première fois, et qui découvrent Carmen ou La Traviata : pour eux, il faut continuer à proposer des spectacles « classiques », ne serait-ce que pour leur permettre d’apprécier les relectures : comment apprécier l’écart à la norme, si on ne connaît pas la norme ? Pour en revenir aux œuvres rares ou oubliées, il me semble qu’on ne doit pas hésiter à les programmer. L’opéra ne faisant pas partie de la culture dite « de masse » aujourd’hui, pour beaucoup de personnes (sauf pour les connaisseurs bien sûr), Don Pasquale de Donizetti est finalement aussi peu connu que le Lancelot de de Joncières : l’ « effort » du public pour aller voir telle ou telle œuvre, ou le degré de curiosité par rapport à chacune d’entre elles, ne sont peut-être finalement pas si différents. C’est en tout cas toujours un grand plaisir pour moi de partir à la (re)découverte d’ouvrages méconnus et de contribuer à les faire revivre !
Questions Quizzz…
- Le rôle de vos rêves ?
Difficile de choisir entre ce qui représente deux sommets pour moi : Don Giovanni et Orfeo. - Qu’est-ce qui vous plaît le plus dans le métier ?
Soyons honnêtes, beaucoup d’aspects “périphériques” au métier me déplaisent… jusqu’à ce que je mette les pieds sur scène. C’est le moment où tout prend sens et où je comprends vraiment pourquoi je fais ce métier ! - Ce qui vous plaît le moins ?
Le fait d’être éloigné de ma famille. Quel bonheur de chanter actuellement à Toulouse et de pouvoir rentrer à la maison après le spectacle, de faire un câlin à ma petite fille, lui lire une histoire le soir… Autant de choses qui me manquent terriblement habituellement. Sans compter que, lorsque vous chantez loin de chez vous et que vous êtes le soir dans votre hôtel, vous vous retrouvez seul face à vous-même, votre métier, vos problèmes, ce qui ne va pas sans développer une forme d’égocentrisme ! - Qu’auriez-vous pu faire si vous n’aviez pas chanté ?
Je serais sans doute malgré tout resté dans le milieu artistique : comme je le disais tout à l’heure, j’aurais rêvé être pianiste de jazz, et j’aurais plus probablement travaillé dans l’administration d’un opéra. - Une activité favorite quand vous ne chantez pas ?
Faire des conserves avec ma grand-mère ! C’est une des choses qui m’apportent le plus de bonheur… - Une œuvre, un artiste que vous appréciez tout particulièrement en dehors du genre lyrique ?
– Pour l’œuvre, Singin’ in the rain : pour moi, l’un des plus grands chefs-d’œuvre qui soit, toutes catégories confondues. Ce qui me fascine, c’est l’immense travail qui se cache derrière l’impression de facilité et de légèreté émanant du film. L’œuvre est par ailleurs plus profonde qu’il n’y paraît : c’est évidemment un des archétypes de la comédie musicale, mais avec, en même temps, un recul très intéressant par rapport au genre même…
– Pour l’artiste, sans hésiter, Brad Mehldau, un des plus grands musiciens vivants selon moi. - Une cause à laquelle vous êtes particulièrement attaché ?
Difficile aussi de choisir une seule cause… La menace environnementale pouvant à elle seule rendre caduque toutes les autres causes que nous voulons défendre, aussi nobles soient-elles. Si je veux pouvoir continuer à défendre la démocratisation culturelle ou le soutien aux plus fragiles, encore faut-il que ce soit sur une planète viable. Je salue au passage l’immense travail de Sébastien Guèze pour un opéra plus durable.
- Pour en savoir plus sur Philippe Estèphe, cliquez ici !
Pour retrouver Philippe Estèphe dans des ouvrages connus ou moins connus, baroques ou romantiques, dans des rôles comiques ou plus graves :
La Flûte enchantée (Mozart) à Toulouse (jusqu’au 30 décembre)
La Vie parisienne (Offenbach) à Paris (jusqu’au 9 janvier)
Psyché (Lully) à Vienne (27 janvier)
Ariane et Bacchus (Marais) à Paris (4 avril)
Lancelot (de Joncières) à Saint-Étienne (6-10 mai)
Lakmé (Delibes) à l’Opéra-Comique (du 28 septembre au 8 octobre)
Armide (Gluck) à l’Opéra-Comique (du 5 au 15 novembre)