La Chauve-Souris, Opéra Royal de Wallonie Liège, vendredi 19 décembre 2025
Un spectacle d’une belle cohérence, idéal pour traverser le solstice d’hiver et ses longues nuits sombres dans une explosion de musique, de couleurs et de joie communicative !
Alors que les célébrations du bicentenaire de Johann Strauss fils sont passées presque inaperçues en France, c’est en Belgique qu’il fallait se rendre pour honorer dignement le roi de la valse. L’Opéra Royal de Wallonie-Liège propose en effet pour les fêtes une Chauve-Souris aussi jubilatoire qu’inventive. La mise en scène d’Olivier Lepelletier-Leeds, dont il avait dévoilé les intentions dans une interview accordée à Première Loge, repose sur une idée à la fois claire, cohérente et particulièrement réjouissante : transposer l’action dans le Hollywood des années 1980. Les Eisenstein deviennent ainsi une richissime famille américaine, vivant dans une villa luxueuse de Sunset Boulevard. Rosalinde insiste d’ailleurs sur le fait qu’elle n’aurait pas supporté que son amant Alfred la voie vivre dans la misère – détail qui prend ici tout son sens. Rebaptisés Rosy et Gaby, les héros évoquent ainsi ouvertement les Carrington de la série Dynastie.
Tout concourt à faire de cette production un véritable bain d’eighties : esthétique pop art (avec un portrait de Rosalinde façon Marilyn sérigraphiée), coiffures improbables, robes aux couleurs flashy, motards (surgissant à la place des policiers venus arrêter Eisenstein à la fin du premier acte) tout droit sortis de l’univers des Village People ou de la série Chips… jusqu’au personnage d’Alfred, dont l’allure et les chansons fredonnées – Last Christmas, notamment – rappellent irrésistiblement le jeune George Michael.
Le premier acte séduit par sa bonne humeur communicative, mais c’est surtout au deuxième acte que le spectacle délivre toute sa fantaisie. On y découvre un personnage inattendu et savoureux : Ivan, drag queen exubérante, complice d’Orlofsky, qui rythme la fête par ses interventions parlées et chantées. Son interprète, Créatine Price (nom de scène de Jordan Weatherston Pitts), met à profit une solide formation de chanteur classique – le ténor a notamment chanté Ottavio, Alfredo ou Macduff – pour donner à ce rôle un présence scénique et musicale tout à la fois drôle et pertinente.
La réussite de l’acte II doit aussi beaucoup à la chorégraphie de Carmine des Amicis, absolument irrésistible par son enjouement, son entrain, son impertinence. Déjantée mais impeccablement réglée, elle s’intègre avec un naturel remarquable à la narration, ce qui était déjà perceptible dès le premier acte, notamment lors de l’irruption désopilante de grooms, évoquant ceux de la série Palace des années 1980. Les costumes de David Bélugou participent eux aussi pleinement à cette réussite visuelle, qu’il s’agisse du chic guindé de la famille Eisenstein ou de l’atmosphère cabaret du bal chez Orlofsky. Car Olivier Lepelletier-Leeds exploite pleinement ce deuxième acte pour convoquer l’univers du cabaret, qu’il connaît intimement en tant que régisseur général du Moulin Rouge. Certains tableaux sont particulièrement mémorables, tel l’air d’Adèle descendant un grand escalier à la manière d’une meneuse de revue, entourée de boys faisant surgir derrière elle de grandes plumes blanches.
Le troisième acte, traditionnellement le plus délicat à réussir en raison de son caractère plus statique et d’une inspiration musicale parfois jugée moindre, s’avère ici étonnamment efficace. Exit le long monologue de Frosch : à la place, une scène très drôle où « Ivan », la drag queen, se change derrière un paravent pour revenir… métamorphosée en gardien de prison ! Une prison dorée, au sens propre, réservée aux VIP, où portes et cellules capitonnées sont recouvertes de tissus dorés d’un luxe ostentatoire.
La réussite théâtrale du spectacle tient aussi aux formidables qualités d’acteurs de l’ensemble de la distribution. Chacun est parfaitement distribué et crédible dans son rôle. Le prince Orlovsky, passant d’une incarnation à la Marlène Dietrich à une autre évoquant Victor Victoria, s’impose avec force. Le couple Eisenstein campe avec délectation ces milliardaires américains blasés et arrogants, Anne-Catherine Gillet affichant une classe digne de Joan Collins dans Dynastie.
Musicalement, l’orchestre et les chœurs de l’Opéra Royal de Wallonie, impeccables, sont dirigés avec un évident bonheur par Nikolas Nägele, très à l’aise dans ce répertoire. Il en restitue avec finesse le chic, l’entrain, mais aussi, ici ou là, la mélancolie sous-jacente. On admire notamment son sens du contraste, particulièrement frappant dans l’ouverture, entre la célèbre valse et le motif plus sombre de « So muss allein ich bleiben », ainsi que la maîtrise des crescendos et accelerandos, comme celui qui propulse le fameux trio « Oje, wie rührt mich dies ».
Vocalement, le plateau impressionne par son homogénéité, y compris dans les rôles secondaires. Samuel Namoth campe un Frank impeccable ; Maxime Melnik est un Dr Blind aussi solide vocalement que désopilant scéniquement ; Marion Bauwens, en Ida, parvient à créer un vrai personnage à partir de la simple silhouette esquissée par les auteurs. Pierre Doyen rend pleinement justice, vocalement et scéniquement, au Dr Falke, tandis que le côté légèrement et volontairement débraillé de Filip Filipović sert parfaitement le personnage voulu par la mise en scène. Christina Bock distille les couplets d’Orlovsky avec le mélange de classe, d’ironie et de désabusement que réclament la page et le personnage. Enkeleda Kamani remporte un franc succès en Adèle grâce à une voix agile (tout au plus note-t-on ici ou fort bien à celle d’ quelques suraigus parfois un peu courts…), bien projetée et une incarnation pleine d’espièglerie. Marcus Werba est parfaitement à l’aise en Gabriel von Eisenstein, sa voix se mariant fort bien à celle d’ Anne-Catherine Gillet dans le fameux duo de la montre. Quant à Anne-Catherine Gillet, particulièrement en voix en ce ce soir de première, elle s’impose comme une Rosalinde idéale, alliant timbre fruité, virtuosité vocale et intelligence dramatique.
Saluons pour finir les décors extrêmement élégants d’Hernán Peñuela, les lumières soignées de Patrick Méeüs, et plus largement le formidable travail d’équipe réunissant metteur en scène, costumier, décorateur, chorégraphe et éclairagiste : cette équipe manifestement soudée et complémentaire signe là un spectacle d’une belle cohérence, qui fait de cette Chauve-Souris liégeoise l’un des spectacles de fin d’année à ne pas rater, idéal pour traverser le solstice d’hiver et ses longues nuits sombres dans une explosion de musique, de couleurs et de joie communicative !
Gabriel von Eisenstein : Markus Werba
Rosalinde : Anne-Catherine Gillet
Adele : Enkeleda Kamani
Prince Orlofsky : Christina Bock
Alfred : Filip Filipović
Dr. Falke : Pierre Doyen
Frank : Samuel Namotte
Dr. Blind : Maxime Melnik
Ivan & Frosch : Créatine Price
Ida : Marion Bauwens
Orchestre et chœurs de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, dir. Nikolas Nägele
Mise en scène : Olivier Lepelletier-Leeds
Décors : Hernán Peñuela
Costumes : David Belugou
Chorégraphie : Carmine De Amicis
Lumières : Patrick Méeüs
Die Fledermaus (La Chauve-Souris)
Opérette viennoise de Johann Strauss II, livret de Richard Genée et Karl Haffner d’après la pièce Le Réveillon d’Henri Meilhac et Ludovic Halévy, créée au Theater an der Wien de Vienne le 5 avril 1874.
Opéra Royal de Wallonie Liège, représentation du vendredi 19 décembre 2025.

