Norma, Bruxelles, La Monnaie, samedi 13 décembre 2025
Reprise couronnée de succès de l’étonnante production de Christophe Coppens, créée en ce même lieu en décembre 2021.
Dans le texte introductif du programme de salle, Pieter Van Bogaert cite Michel de Certeau : « Tout récit est un récit de voyage. » Cette idée résume parfaitement — et révèle en même temps les limites — de la mise en scène de Norma conçue par Christophe Coppens pour La Monnaie, une production découverte par le public bruxellois il y a tout juste quatre ans.
Dans la vision de Coppens, l’action se déploie dans un décor urbain de béton et de voitures : véhicules rutilants ou abandonnés, promis à la casse ou à l’errance. Les personnages semblent perpétuellement en transit, sans destination véritable, condamnés à un mouvement circulaire. Le problème tient précisément à ce postulat : s’il est intellectuellement recevable, il n’éclaire en rien le drame de Norma en particulier. Ce concept pourrait s’appliquer indifféremment à une multitude d’œuvres du répertoire — de Káťa Kabanová à Boris Godounov, de Pelléas et Mélisande à Agrippina, de Così fan tutte à Wozzeck. Il reste donc fondamentalement générique.
La mise en scène n’est cependant pas dénuée de qualités. Si certains tableaux s’avèrent réellement peu convaincants — telle cette voiture oscillant en cadence au-dessus de la prêtresse pendant « Casta diva », vision aussi incongrue que parasitaire, ou la bataille de boules de neige empêchant de se concentrer sur la musique de « Si, fino all’ore » — d’autres frappent par leur force évocatrice. L’ouverture de l’acte II, dans un wagon de train désert, ou encore la rencontre entre Norma et Adalgisa dans un bar aux réminiscences hopperiennes, tandis que Pollione et Flavio conversent derrière elles sans les voir, comptent parmi les moments les plus marquants du spectacle. Surtout, la mise en scène ne contredit jamais la musique : elle l’accompagne, la soutient, et met en valeur les nœuds dramatiques de la partition, ce qui est loin d’être négligeable.
À la tête de l’orchestre, Georges Petrou livre une lecture remarquablement pensée, orientant Bellini vers un romantisme déjà tendu vers l’avenir plutôt que vers les séductions du premier Ottocento. Les tempi sont choisis avec intelligence, les contrastes dramatiques soigneusement construits, et les couleurs orchestrales magnifiquement mises en valeur. L’orchestre et le chœur de La Monnaie confirment une fois encore leur excellence. Dès l’ouverture, un signe ne trompe pas : le motif du duo entre Pollione et Norma (« Già mi pasco ») est pris à un tempo qui évite toute tentation dansante — parfaitement déplacée — pour lui restituer son caractère grave et mélancolique. De même, l’entrée des druides, ou le chœur d’appel à la guerre échappent à tout effet sautillant ou superficiel, au profit d’une gravité pleinement assumée.
Sur le plan vocal, la distribution se révèle globalement satisfaisante. Parmi les rôles secondaires, on retiendra tout particulièrement le Flavio d’Alexander Marev, étonnamment assuré, à la voix bien projetée et au timbre séduisant ; un très jeune chanteur qui semble déjà prêt pour des rôles plus exposés. Superbe également l’Oroveso d’Alexander Vinogradov : autorité vocale, rigueur stylistique et attention portée au cantabile de son air du II caractérisent la prestation d’un interprète à suivre de près.
La tendance actuelle consiste plutôt, nous semble-t-il, à confier Pollione à des voix assez légères, parfois teintées de rossinisme. Enea Scala renoue, quant à lui, avec une vocalité plus large et plus solidement assise dans le grave. Son général romain est à la fois viril et touchant, crédible dans son revirement final. Si son entrée en scène le cueille un peu à froid, la voix gagne en assurance et convainc autant dans les élans de tendresse que dans l’affrontement avec la prêtresse, notamment dans le trio de l’acte I et le grand duo précédant le finale.
La Monnaie a par ailleurs réuni deux interprètes féminines idéalement contrastées tant vocalement que scéniquement pour Norma et Adalgisa. À la chevelure blanche de la druidesse, se détachant sur une chemise noire, répond la chevelure sombre d’Adalgisa sur un vêtement blanc ; et le timbre clair et souple de Raffaella Lupinacci, parfaitement conforme aux exigences belcantistes du rôle, contraste avec la couleur plus sombre et cuivrée de la Norma de Sally Matthews.
Raffaella Lupinacci remporte un franc succès grâce à un chant d’une grande finesse, une parfaite adéquation stylistique et une sensibilité tant vocale que scénique. La Norma de Sally Matthews suscite dans un premier temps quelques interrogations : l’instrument est-il adapté aux exigences belcantistes ? La voix semble un peu lourde, insuffisamment ductile, et les variations choisies pour la reprise de la cabalette — identiques à celles que chantait Joan Sutherland — excèdent quelque peu son agilité. Pourtant, au fil de la représentation, la voix s’affermit, l’incarnation s’impose, et l’émotion gagne progressivement. La chanteuse affronte sans concession toutes les difficultés du rôle — virtuosité, écarts redoutables, autorité déclamatoire, douceur du cantabile — pour livrer, dans un finale superbement maîtrisé, une interprétation réellement émouvante.
Au rideau final, l’enthousiasme du public ne se dément pas : l’ensemble des artistes est salué par un triomphe mérité.
Pollione : Enea Scala
Oroveso : Alexander Vinogradov
Norma : Sally Matthews
Adalgisa : Raffaella Lupinacci
Clotilde : Lisa Willems °
Flavio : Alexander Marev °
° lauréats MM
Orchestre symphonique et chœurs de la Monnaie, dir. George Petrou
Académie des chœurs de la Monnaie
Chef des chœurs : Emmanuel Trenque
Mise en scène & costumes : Christophe Coppens
Décors : Christophe Coppens & I.S.M.Architecten
Éclairages : Peter van Praet
Vidéo : Supersauce – George Pinn
Dramaturgie : Reinder Pols
Coordinateur des cascades : Ran Braun
Norma
Opéra en deux actes de Vincenzo Bellini, livret de Felice Romani d’après la tragédie d’Alexandre Soumet Norma ou l’Infanticide, créé le 26 décembre 1831 à la Scala.
Bruxelles, La Monnaie, représentation du samedi 13 décembre 2025.

