Robinson Crusoé, Théâtre des Champs-Élysées, mercredi 3 décembre 2025
Il aura fallu attendre longtemps pour que Robinson Crusoé retrouve, dans une grande maison parisienne, l’écrin scénique et musical qu’il mérite. Longtemps relégué aux marges du répertoire d’Offenbach – rare au disque comme à la scène, victime de préjugés dramaturgiques liés à la vision surannée des peuples autochtones d’Amérique du Sud qu’il véhicule – cet opéra-comique chaleureux occupant une place singulière dans l’œuvre d’Offenbach accède enfin à une production d’envergure. Le Théâtre des Champs-Élysées en offre une résurrection réussie, confiée à deux artisans offenbachiens de premier plan : Laurent Pelly et Marc Minkowski.
Une mise en scène inventive et globalement juste
Laurent Pelly, secondé à la dramaturgie par Agathe Mélinand, poursuit ici son exploration du monde d’Offenbach après une longue série de succès (Orphée aux Enfers, La Belle Hélène, La Grande-Duchesse de Gérolstein, Barbe-Bleue, La Périchole,,…). L’idée plutôt attendue d’une transposition au XXᵉ siècle s’avère globalement convaincante : Robinson n’est plus un naufragé des mers mais un naufragé social, immigré solitaire dont les rêves d’ailleurs se fracassent contre l’indifférence d’une grande métropole américaine. Le parallèle dramaturgique fonctionne : l’île déserte devient une rangée de tentes de sans-abris au pied des skyscrapers, Vendredi un émigré marginalisé d’origine hispanique, et les “sauvages” d’antan des figures contemporaines du conformisme brutal ou de l’incivilité.
Laurent Pelly a cherché une figure de « sauvage d’aujourd’hui » qui puisse incarner tout à la fois la brutalité, la grossièreté, l’incivisme, l’inculture, et l’a trouvée en la personne de… Donald Trump ! C’est donc toute un cortège de présidents états-uniens qui fait son apparition au finale du second acte, lorsque Edwige est prête à être offerte en sacrifice au dieu Saranha. Le procédé, s’il est drôle, n’est cependant pas tout à fait nouveau (il rappelle le Candide de Bernstein selon Robert Carsen, où les cinq présidents de l’ « entente cordiale » faisaient leur apparition sur scène) et s’étire un peu dans la durée… Le détour par le fast-food anthropophage, en revanche, renoue avec un humour noir réjouissant dans la veine du Barbe-Bleue applaudi à Lyon et Marseille. Seuls bémols dans cette réussite d’ensemble : le décor du deuxième acte (les tentes placées devant les gratte-ciels), bien que cohérent avec la logique de cette relecture, manque de séduction plastique et est peut-être le moins accompli du spectacle. Et le finale du deuxième acte, d’une poésie musicale exceptionnelle, se voit quelque peu desservi par la gestuelle imposée à Edwige. Mais l’ensemble, faisant alterner, dans un esprit pleinement offenbachien, légèreté, tendresse et fantaisie, trouve une belle cohérence et a (globalement) convaincu le public.
Relevons pour terminer la belle idée finale, qui achève la soirée sur une note douce-amère : la vision de Robinson, assis seul au pied d’un palmier, semble révéler que toutes les péripéties rocambolesques des actes II et III n’étaient qu’un rêve – ou qu’une illusion sans issue…
Une très belle réussite musicale
Sur le plan musical, la soirée est une très belle réussite. Comme d’habitude, la direction de Marc Minkowski respire l’amour du chef pour Offenbach : nerveuse, tendre, vivante, elle rend pleinement justice à cette fort belle partition. Certes, quelques tempi paraissent un rien pressés – le duo final du premier acte entre Edwige et Robinson, par exemple – mais l’ensemble déploie une vigueur théâtrale communicative. Les pages emplies de tendresse (entre autres exemples, le « S’il fallait qu’aujourd’hui / Quelqu’un mourût pour lui » d’Edwige) trouvent sous la baguette du chef toute la poésie qu’elles requièrent. De même, l’entracte du deuxième acte, la célèbre Symphonie de la mer, retrouve le raffinement, le souffle, l’ampleur orchestrale dont le tempo trop rapide de certaines lectures (telle celle, toute récente, d’Hervé Niquet dans l’album Les Divas d’Offenbach) les prive parfois.
La distribution vocale affiche une homogénéité qui honore l’esprit d’Offenbach, lequel repose ici comme bien souvent sur une alchimie de tempéraments plus que sur des performances isolées. Avouons pourtant que nous avons été particulièrement séduits par les impeccables prestations de Marc Mauillon (Toby) et Rodolphe Briand (Jim Cocks), irrésistibles de drôlerie et très assurés vocalement.
Parmi les rôles secondaires, Laurent Naouri, grimé en Maître Jacques, et Julie Pastureau, parfaite en mère de Robinson, composent un duo savoureux. Matthieu Toulouse, dans le petit rôle d’Atkins au dernier acte, marque les esprits par une intervention solide et parfaitement caractérisée.
Les voix féminines des interprètes de Suzanne et Edwige offrent un contraste bienvenu entre légèreté piquante et lyrisme. Emma Fekete, dans le rôle de la domestique, déploie un timbre clair et juvénile, bien adapté à ce rôle léger. Julie Fuchs, en Edwige, présente une vocalité plus lyrique : si le premier acte est un peu prudent, la voix se libère au second, couronné par une valse très applaudie par le public.
Annoncée souffrante, Adèle Charvet n’en conserve pas moins l’essentiel de ses qualités : timbre charnu et musicalité délicate (quel beau « Beauté qui viens des cieux » au dernier acte !), engagement. On note peut-être une projection parfois un peu réduite et une diction légèrement moins nette qu’à l’accoutumée, mais le personnage existe pleinement, grâce aussi à une incarnation scénique irrésistible, touchante et drôle.
Le rôle-titre revient à Sahy Ratia, dont la jeunesse et la fraîcheur vocale conviennent idéalement à Robinson. Le rôle demande peut-être ça et là un peu plus d’épaisseur vocale, mais la ligne de chant séduit par son élégance et sa sensibilité. Et l’incarnation, sincère et lumineuse, touche immédiatement : ce Robinson à la fois rêveur, fragile et vibrant gagne sans peine l’empathie du public.
Vogue le navire !
Au terme de la soirée, une conclusion s’impose : Robinson Crusoé revient enfin au premier plan avec une production digne de sa richesse musicale et de son charme singulier. Scéniquement inventive, musicalement irrésistible, portée par une distribution solidement soudée, cette résurrection marque une étape importante dans le renouveau du répertoire offenbachien.
On se réjouit de savoir que le spectacle poursuivra sa route, notamment aux opéras d’Angers et de Nantes en mai/juin prochains, avec une distribution différente mais déjà prometteuse (Pierre Derhet, Kaelig Boche, Catherine Trottmann, Mathilde Ortscheidt,…). Robinson a enfin trouvé son navire — et semble prêt à voguer durablement.
Robinson : Sahy Ratia
Edwige : Julie Fuchs
Vendredi : Adèle Charvet
Sir William Crusoé : Laurent Naouri
Toby : Marc Mauillon
Jim-Cocks : Rodolphe Briand
Suzanne : Emma Fekete
Deborah : Julie Pasturaud
Atkins : Matthieu Toulouse
Figurants : Dan Azoulay, Antoine Lafon, José-Maria Mantilla, Pascal Oumakhlouf
Les Musiciens du Louvre, dir. Marc Minkowski
Chœur accentus, dir. Louis Gal
Mise en scène, costumes : Laurent Pelly
Adaptation des dialogues, dramaturgie : Agathe Mélinand
Scénographie : Chantal Thomas
Lumières : Michel Le Borgne
Robinson Crusoé
Opéra-comique en 3 actes et 5 tableaux de Jacques Offenbach, livret d’Eugène Cormon et d’Hector Crémieux, créé à l’Opéra-Comique le 23 novembre 1867.
Paris, Théâtre des Champs-Élysées, représentation du mercredi 3 décembre 2025

