Otello, Teatro Real de Madrid, lundi 6 octobre 2025
Comme Stéphane Lelièvre le titrait dans son compte-rendu pour Première Loge de ce spectacle d’ouverture de la saison madrilène, c’est bien à une flamboyante soirée qu’il nous a été donné d’assister à l’écoute de la deuxième distribution concoctée par l’équipe de Joan Matabosch, directeur des lieux.
Nous ne reviendrons pas sur ce qui a déjà été écrit dans ces colonnes au sujet de la production de David Alden qui joue intelligemment la carte de l’enfermement dans la sinistre citadelle chypriote (décor de Jon Morrell), ni sur les jeux de lumière d’Adam Silverman qui permettent de projeter sur les murs de l’inquiétant édifice les ombres dramatiques, voire à l’occasion pathétiques, des trois principaux protagonistes. Le spectacle, par l’unicité de son décor, fonctionne parfaitement et est de ceux qui marquent les esprits. En ce qui nous concerne, qu’il nous soit permis d’ajouter que les interventions chorégraphiées, signées Maxine Braham, renforcent l’impact de moments-clés de la partition tels que la scène de la beuverie du premier acte, étonnante de mouvements pour le chœur et les danseurs, ou la scène du début de l’acte II – imaginée par le metteur en scène – où Desdemona ne demeure pas insensible aux divers présents qui lui sont offerts par des hommes d’armes de l’entourage de son mari. De même, la production de David Alden ouvre, à partir de détails, des pistes de réflexion sur les personnages : ainsi d’Otello semblant, un moment, se protéger de l’hydre de la jalousie par le recours à une icône avec laquelle il menacera, plus loin, d’assommer sa conjointe ou de cette flamme que Iago allume à deux reprises : à l’acte I, au moment du chœur « Fuoco di gioia ! » et au début de l’acte IV, en un geste laconique, comme s’il savait où sa machination infernale allait désormais conduire chacun.
Dirigeant, pour une seule soirée, un orchestre du Teatro Real aux sonorités aussi vif-argent que la veille – lors de la représentation avec la première distribution – le chef italien Giuseppe Mentuccia, découvert en ce qui nous concerne, donne à voir une direction aussi spectaculaire par le geste, à la précision au scalpel, que par la mise en valeur de concertati fracassants tels que la tellurique tempête introductive ou le crescendo grandiose de l’acte III. Un nom à retenir, indéniablement.
Après sa performance dans les accents symbolistes de l’Iris de Mascagni, donnée deux jours plus tôt, le chœur du Teatro Real, parfaitement préparé par José Luis Basso, magnifie de nouveau le beau vocable d’authentique formation de théâtre et constitue indéniablement la pierre angulaire de la réussite de cette grande soirée d’opéra. On reste suspendu, lors du grand final de l’acte III, à la tension dramatique que le chef du chœur et le maestro parviennent à insuffler à un ensemble à l’impressionnante mais toujours rigoureuse cohésion, sans doute l’un des plus beaux moments de la soirée car, à côté des pupitres de soprani s’élevant puissamment et sans difficulté vers l’aigu, on entend ici la totalité des solistes – d’Otello à Roderigo – emboitant le pas aux premières phrases de Desdemona – « A terra !… si…nel livido fango… » – et ne nous faisant rien perdre de la polyphonie qui progressivement s’installe.
Si les « seconds rôles » sont exactement les mêmes que ceux chroniqués dans la première distribution et n’appellent aucun autre commentaire, le trio de tête réuni dans cette deuxième distribution est particulièrement convaincant, tant sur le plan scénique que vocal.
Fort de sa fréquentation des rôles du répertoire romantique – nous gardions le souvenir d’une très belle soirée de Caterina Cornaro au festival de Radio France-Montpellier, il y a quelques années – et du premier Verdi – qui le conduit souvent du doge Foscari à Macbeth – Franco Vassallo délivre un Iago qui sait chanter bel canto du brindisi de l’acte I jusque dans son duo final de l’acte II « Era la notte » qui, comme écrit dans la partition, commence sotto voce, parlato pour atteindre une sombre grandeur, sauvage certes mais jamais grandiloquente. De même, son « Credo », de haute école, permet de redécouvrir les couleurs et les nuances d’un monologue, trop souvent cantonné à la profession de foi d’un méchant ! En outre, le personnage est crédible par son côté décadent, aux antipodes de celui, beaucoup plus bad boy, incarné par Gabriele Viviani dans la première distribution.
Nous connaissions bien, pour l’avoir entendue à plusieurs reprises, la Desdemona de Maria Agresta. Lors de cette dernière soirée, la voix de la soprano campanienne est d’emblée d’une assurance à toute épreuve, faisant entrer la lumière dans l’obscurité de cette production, dès les premiers mots adressés à son guerrier d’époux : « Mio superbo guerrier ! ». Le souci constant du legato dans ce chant racé se refusant à tout effet, si ce n’est ceux prévus par la partition, est, comme toujours, du meilleur goût et nous permet d’entendre avec une approche régénérée le dramatique duo de l’acte III « Dio ti giocondi ». C’est, bien évidemment, du début du concertato du troisième acte jusqu’au « prega » angelicato de son « Ave Maria » final que Maria Agresta continue de nous convaincre de sa parfaite adéquation avec ce rôle dont elle maîtrise toutes les embûches, en particulier l’amorce sur le mi-bémol ouvrant sur sa prière puis l’élévation à partir du la bémol attaqué sur le mot « Gesù » : du grand art. D’un point de vue davantage associé à l’interprétation dramatique, il nous restera encore longtemps dans l’oreille la nuance de désespoir avec laquelle l’interprète détache les mots « Prega per noi », alors qu’elle sait déjà son destin scellé.
Quelle magnifique incarnation du Maure de Venise que celle délivrée par le ténor canarien Jorge de León ! Dans une époque où la plupart des derniers titulaires du rôle des rôles verdiens veulent à tout prix « noircir » leur voix pour être, selon eux, plus crédibles, cet attachant interprète fait montre, au contraire, de moyens naturels de ténor lyrique qu’il ne pousse jamais dans leurs retranchements. Doté d’une voix claire et étendue sur tout l’ambitus, lui permettant d’atteindre, sans difficulté apparente, les cimes parfois périlleuses de la et de si régulièrement tenus (« Amore e gelosia vadan dispersi insieme ! » à l’acte II et bien sûr « Oh gioia !! » au moment de la venue de Cassio à l’acte III), Jorge de León ne se contente pas de posséder les notes d’Otello mais en maitrise également la psychologie. Il en résulte une force dramatique qui nous aura sincèrement touché, dans des moments attendus tels que la prière « Dio ! mi potevi scagliar » et l’air « Niun mi tema » final.
En conclusion, pour avoir entendu successivement les deux distributions, on ne peut que demeurer admiratif devant la capacité des équipes artistiques du Teatro Real à avoir pu programmer simultanément deux distributions aussi crédibles, et si différentes à la fois, dans l’un des ouvrages les plus puissants du répertoire lyrique.
Otello : Jorge de León
Desdemona : Maria Agresta
Iago : Franco Vassallo
Cassio : Airam Hernández
Emilia : Enkelejda Shkoza
Roderigo : Albert Casals
Lodovico : In Sung Sim
Montano / Un héraut : Fernando Radó
Orchestre du Teatro Real, dir. Giuseppe Mentuccia
Chœur du Teatro Real, dir. José Luis Basso
Chœur d’enfants, dir. Ana González
Mise en scène : David Alden
Décors et costumes : Jon Morrell
Lumières : Adam Silverman
Chorégraphie : Maxine Braham
Otello
Dramma lirico en quatre actes de Giuseppe Verdi, livret d’Arrigo Boito d’après la tragédie de Shakespeare, créé au Teatro alla Scala de Milan le 5 février 1887.
Teatro Real de Madrid, représentation du jeudi 25 septembre 2025.

