Bruxelles, Carmen, 7 juin 2025
Pour peu que l’on accepte de rencontrer la Carmen de Tcherniakov plutôt que celle de Mérimée, Meilhac et Halévy, la lecture du metteur en scène russe offre un spectacle fort, intelligent, qui trouve son public à la Monnaie de Bruxelles. D’autant que la partition de Bizet est parfaitement respectée et très bien servie par une équipe de chanteurs, une cheffe et un orchestre très talentueux.
Psychodrame à Séville
Huit ans après Aix-en-Provence, Dmitri Tcherniakov propose de nouveau sa Carmen, cette fois-ci à la Monnaie de Bruxelles. Sa Carmen, car même si la partition de Bizet y est scrupuleusement respectée (il ne manque guère que la reprise du duo Escamillo/José au troisième acte : « Mettez-vous en garde et veillez sur vous ! »), il s’agit bien d’une œuvre originale d’après une idée de Mérimée, Meilhac, Halévy et Bizet. Pour rappel, nous assistons à une thérapie destinée à libérer un homme de ses pulsions et à resouder le couple qu’il forme avec sa femme, navrée de constater que son couple bat de l’aile et elle-même instigatrice de la thérapie.
Ladite thérapie utilise la technique du psychodrame tel que le psychiatre Jacob Levy Moreno l’a défini dans les années 30 : la théâtralisation permet au patient, à qui échoit un personnage dont le rôle s’inscrit dans une suite de scénarios plus ou moins improvisés, de mettre en scène sa problématique intérieure et de la résoudre en se confrontant à des situations impliquant d’autres personnages joués par divers acteurs participant au dispositif thérapeutique. Au mari revient donc le rôle de José ; son épouse délaissée jouera celui de Micaëla et les complices du directeur de la clinique joueront les autres personnages du psychodrame : Carmen, Morales, Zuniga, Frasquita, Mercedes… Las, au lieu de s’achever, comme prévu par le psychiatre, à la fin de l’acte III lorsque tous les participants chantent en chœur : « Et surtout, la chose enivrante : la liberté ! » (comme pour mieux célébrer le fait que le patient s’est enfin libéré de ses démons intérieurs), la thérapie doit se poursuivre, à la demande du patient lui-même, conscient de n’avoir nullement résolu les problèmes psychologiques dont il souffre. Dès lors, rien ne se passe comme prévu. Au lieu de libérer le patient, la thérapie l’enferme dans sa souffrance et les problèmes qui le torturent. Saisissante image finale où « Carmen », faussement assassinée, essaie de ramener « José » à la raison et de lui faire reprendre pied dans le réel. Rien n’y fait : « Vous pouvez m’arrêter, c’est moi qui l’ai tuée ! », crie le patient devant l’assistance médusée, constatant le naufrage complet d’une thérapie qui, loin de l’avoir libéré de ses névroses, l’a conduit aux confins de la folie…
Carmen… de Tcherniakov
Bien sûr, il faut accepter le fait qu’on assiste à la Carmen de Tcherniakov et non à celle de Mérimée/Bizet. Il faut aussi se souvenir qu’en 2017, les opéras transposés dans l’univers de la psychiatrie étaient (un peu) moins nombreux qu’aujourd’hui et qu’une telle proposition scénique et dramatique avait encore de quoi surprendre, de même que ce décor de salon chic aseptisé, glacial malgré ses éclairages chauds, vu, revu et re-revu mille fois depuis. On peut aussi à juste titre considérer que cette vision de l’opéra-comique de Bizet, certes originale, ne découle absolument pas de l’œuvre-source (contrairement aux lectures du Freischütz ou de Così proposées il n’y a guère par le même Tcherniakov) mais constitue un « concept » applicable à n’importe quel opéra mettant en scène un couple dont la relation est « compliquée », voire toxique. C’est-à-dire, en fait, à toutes les œuvres du répertoire à quelques rares exceptions près. Il faut enfin accepter que deux scènes soient ratées : la gestuelle grotesque des choristes masculins pendant la quadrille des toreros, qui se veut drôle mais qui n’est qu’irritante ; et surtout le chœur « Quant au douanier, c’est notre affaire », dont de toute évidence Tcherniakov n’a su que faire et qu’il transforme en une orgie, sage, inutile, hors propos.
Une fois ces réserves posées, on ne peut que reconnaître l’incroyable force du spectacle du metteur en scène russe : la dramaturgie qu’il propose fait avancer l’œuvre avec une logique implacable, tout en ménageant quelques moments déroutants, voire inconfortables, tels ceux où certains acteurs (dont la femme jouant Carmen elle-même) impliqués dans le dispositif disent vouloir arrêter cette thérapie parce qu’ « elle va trop loin », sans qu’on sache si ces réactions sont sincèrement formulées ou inscrites dans le scénario thérapeutique : terrible scène que celle où Carmen, avant le duo final, semble terrorisée et quitte le plateau, avant d’y être ramenée de force par le responsable de la thérapie… Surtout, et c’est sans doute le point fort du spectacle, en dépit du décalage entre ce que la scène donne à voir et le livret de Meilhac et Halévy, les nouvelles situations dramatiques n’entrent jamais en contradiction avec l’émotion véhiculée par la musique : on s’amuse lorsqu’il faut s’amuser, on frémit lorsqu’il faut frémir, on s’indigne lorsqu’il faut s’indigner, on s’apitoie lorsqu’il faut s’apitoyer… Bref, il s’agit ici d’une vraie lecture, forte, intelligente, cohérente, à mille lieues d’autres spectacles dont le « concept » (?) consiste, depuis une vingtaine d’années, à aligner sur scène radiateurs, baignoires, bidets et personnages en T-shirts de Mickey .
Une très belle réussite musicale
Pour donner vie à cette lecture de l’œuvre pour le moins atypique, la Monnaie dispose d’une équipe d’interprètes ayant de toute évidence travaillé avec le même soin les dimensions musicale et scénique du spectacle. Bravo aux artistes qui, à l’exception des personnages de Carmen et José (lesquels bénéficient d’une double distribution), assurent l’ensemble des représentations et interviennent parfois deux soirs consécutifs ! Christian Helmer, Louise Foor, Claire Péron incarnent au mieux leurs personnages respectifs (Zuniga, Frasquita et Mercedes). Guillaume Andrieux et Enguerrand de Hys forment un tandem de luxe en Dancaïre et Remendado et les interventions de Pierre Doyen, quelque peu sous-employé en Moralès, sont comme toujours très « classe ».
Scéniquement, Edwin Crossley-Mercer est un Escamillo hâbleur à souhait, très convaincant dans l’attitude fière et suffisante qu’il affiche vis-à-vis de ceux qui l’entourent. Vocalement, nous ne sommes pas sûr en revanche que le rôle lui convienne parfaitement. Très à l’aise dans le duo final « Si tu m’aimes, Carmen », joliment phrasé, le baryton l’est moins dans les couplets du torero, l’émission vocale, insuffisamment arrogante, privant l’air du panache attendu. Anne-Catherine Gillet retrouve, avec Micaëla, l’un de ses rôles favoris dont elle possède l’ensemble des qualités requises : élégance, fraîcheur, lyrisme, mais aussi la pointe de dramatisme nécessaire à ses belles scènes du III. Elle est par ailleurs parfaitement crédible dans son rôle d’épouse désemparée, tentant de trouver une solution à la crise que son couple traverse, et effondrée devant l’échec avéré de la thérapie qu’elle a imposée à son mari.
Le couple Carmen-José a quant a lui remporté un joli succès, parfaitement mérité. Difficile, pour chacun des deux artistes, de séparer l’interprétation vocale de l’interprétation scénique, tant les deux sont étroitement imbriquées dans la performance qu’ils offrent au publiC bruxellois. Stéphanie d’Oustrac incarne le rôle-titre avec un naturel confondant, incarnant à merveille « l’actrice-thérapeuthe à qui on demande de jouer Carmen », avec toutes les subtilités et les « mises en abyme » interprétatives que suppose la lecture de Tcherniakov. Vocalement, la mezzo s’implique pleinement et réussit particulièrement les moments où priment la retenue (superbe reprise piano de la habanera à la fin du I) ou la tension dramatique (air des cartes). Attilio Glaser enfin confirme ici, après son Hoffmann donné il y a quelques semaines à l’Opéra du Rhin, ses belles affinités avec le répertoire français : timbre clair, diction limpide, style soigné, technique aguerrie (il couronne l’air de la fleur d’un joli diminuendo), le ténor incarne un José convaincant et très émouvant – et fait espérer de futurs engagements par les théâtres hexagonaux !
Comme d’habitude, l’orchestre et les chœurs de la Monnaie sont absolument superlatifs. Ils sont pour l’occasion placés sous la direction amoureuse de Nathalie Stutzmann, dont la battue sobre tire des musiciens des effets hautement dramatiques. La façon de ralentir le tempo du chœur des cigarières, comme pour mieux profiter de ses mélismes mélodiques et de ses harmonies délicates ; la raucité des cordes introduisant la habanera, préfigurant le charme littéralement envoûtant du chant de l’héroïne ; la mise en valeur du chant des violoncelles à la fin de l’air de la fleur,… : autant de détails soulignant le soin extrême apporté par la cheffe à sa lecture de l’œuvre, mais aussi son amour réel pour la partition, un amour qu’elle semble s’évertuer à faire partager.
Carmen : Stéphanie d’Oustrac
Don José : Attilio Glaser
Micaëla : Anne-Catherine Gillet
Escamillo : Edwin Crossley-Mercer
Zuniga : Christian Helmer
Moralès : Pierre Doyen
Frasquita : Louise Foor (MM Laureate)
Mercédès : Claire Péron
Le Dancaïre : Guillaume Andrieux
Le Remendado : Enguerrand de Hys
L’Administrateur : Pierre Grammont
Orchestre symphonique et chœurs de la Monnaie, dir. Nathalie Stutzmann
Chef des chœurs : Emmanuel Trenque
Chœurs d’enfants et de jeunes de la Monnaie, dir. Benoît Giaux
Mise en scène et décors : Dmitri Tcherniakov
Costumes : Elena Zaitseva
Éclairages : Gleb Filshtinsky
Carmen
Opéra-comique en quatre actes de Georges Bizet, livret d’Henry Meilhac & Ludovic Halévy d’après la nouvelle de Prosper Mérimée, créé à l’Opéra Comique le 3 mars 1875
Dialogues parlés réécrits par Dmitri Tcherniakov.
Bruxelles, La Monnaie, représentation du samedi 7 juin 2025.
2 commentaires
Après avoir vu cette même production au festival d’Aix, avec Fabiano & Dreisig, il est regrettable que vous vous fassiez le relais d »une certaine « propagande », qui valide comme « fidèle » au compositeur, de nombreux dialogues ajoutés ett des coupures musicales.
Il est attristant de constater qu »avec complaisance on laisse et on acquiesce à la destruction du patrimoine lyrique en toute sérénité.
Bonjour monsieur, merci beaucoup pour votre commentaire.
Je comprends parfaitement qu’on ne goûte nullement cette production et j’y allais moi-même avec pas mal d’a priori négatifs, étant, comme vous pouvez le lire régulièrement en ces colonnes, particulièrement réfractaire aux relectures « extrêmes » des oeuvres. Pour être tout à fait honnête, je n’avais pas souhaité assister aux représentations d’Aix, craignant précisément de voir l’oeuvre de Bizet saccagée…
Quelques remarques portant sur vos propos et certaines affirmations que vous m’attribuez : concernant une supposée fidélité à l’oeuvre originelle, je ne la « valide » absolument pas !! Je précise bien qu’il ne s’agit nullement de la Carmen de Meilhac et Halévy, mais de la Carmen de Tcherniakov – qu’on est par ailleurs parfaitement libre d’aimer ou de détester. Quant aux dialogues ajoutés, il y en a certes un, très court (une ou deux minutes ?), en début de représentation, puis quelques bribes de quelques secondes au fil du spectacle – et c’est tout. Rien à voir, par exemple, avec ces longs dialogues ajoutés aux « Contes d’Hoffmann » récemment proposés à l’Opéra du Rhin où, pour le coup, la partition d’Offenbach et le texte de Barbier étaient vraiment devenus assez méconnaissables.
Mais concernant cette Carmen, pouvez-vous m’indiquer précisément quelles sont les « nombreuses coupures musicales » ? J’en signale une, effectuée sur quasi toutes les scènes lyriques du monde (la reprise du duo Escamillo/José au 4e acte). Pour le reste, absolument toute la musique de Bizet est respectée, y compris, par exemple, la reprise du duo des cigarières, ou encore toutes les musiques des mélodrames. A moins que vous ne fassiez allusion à la rare « scène et pantomime de Moralès de l’acte I, présente à la création mais rapidement coupée et quasiment jamais chantée depuis ? Ou y aurait-il encore d’autres suppressions musicales que je n’aurais pas remarquées ? Merci de m’éclairer.
Enfin, mon allusion, dans ma critique, aux mises en scène qui alignent depuis 20 ans « bidets, baignoires, lavabos et T-shirts de Mickey » dans le seul but de choquer le spectateur prouvent assez me semble-t-il que je ne manifeste aucune complaisance, ne me fais le porte-parole d’aucune propagande ni n’éprouve aucune sérénité devant le saccage du patrimoine lyrique. J’essaie simplement de faire la part des choses entre certaines relectures stupides et gratuites (elles sont nombreuses), et des spectacles que j’estime pensés et cohérents, même s’ils ne peuvent bien sûr susciter l’adhésion de tous.