La Manon de Jules Massenet, inspirée du célèbre roman de l’Abbé Prévost, fut créée à l’Opéra-Comique le 19 janvier 1884. Si l’œuvre comporte cinq actes (comprenant chacun un ou plusieurs airs de bravoure) à la façon des grands opéras à la française, il ne s’agit pour autant nullement d’un « grand opéra » mais d’un opéra-comique, avec de nombreux dialogues déclamés sur un accompagnement musical – soit des « mélodrames ».
C’est ici une reprise de la mise en scène créée en 2020 par Vincent Huguet, qui situait l’action dans les années folles. On ne comprend toujours pas l’intérêt de cet intermède musical entre deux actes où devant le rideau de scène, trois interprètes esquissent un mouvement de danse des plus vulgaires sur une bande sonore crachotante. Les décors sont particulièrement laids, notamment la chambre de Manon et des Grieux, et les costumes souvent criards. Point n’est donc besoin de revenir dessus. La mise en scène est plate et sans inventivité, handicapant même le jeu des chanteurs notamment lors de la scène de la salle de jeux. Applaudissements et huées tout aussi mitigés lors des saluts.
Manon est chantée par Amina Edris, soprano d’origine égyptienne qui connait bien le rôle-titre pour l’avoir entre autres interprété sous la direction d’Olivier Py en 2019 puis en 2020 à Paris dans cette même mise en scène. Si les deux premières parties sont vocalement magnifiques, les derniers actes sont un peu en deçà : on y décèle une certaine fatigue vocale, notamment à l’acte 4 – la salle de jeux – où elle a par moments un peu de mal à couvrir l’orchestre. Restent de très beaux moments, notamment le « Je suis encore toute étourdie » chanté lorsque Manon descend de la diligence à Amiens ; le célèbre « Adieu notre petite table », de l’acte I, quand elle sait qu’elle va quitter Des Grieux pour un avenir plus riche – avec une idée originale dans la mise en scène, la table en question étant la valise préparée pour le départ ; ou encore la gavotte du Cours-la-Reine : « Profitons bien de la jeunesse ». Le dialogue entre Manon et les chœurs y est particulièrement bien équilibré. L’ultime rencontre entre les deux amants, avant que Manon ne meure d’épuisement dans les bras de Des Grieux, est tout en retenue, notamment dans la réminiscence de la scène de Saint-Sulpice : « N’est-ce plus ma main que cette main presse ? ». On ne sait d’ailleurs pas si elle meurt, étant emmenée on ne sait où par des soldats en armes (la première version de la mise en scène montrait son exécution…).
Le Chevalier Des Grieux c’est Benjamin Bernheim. C’est incontestablement le triomphateur de cette soirée et il sera l’interprète qui recevra le plus de bravos lors des saluts. Il possède une aura naturelle et une présence scénique incroyable. Totalement habité par son personnage, le chanteur dégage dans chacun de ses airs une émotion totale. Il possède une maîtrise absolue de sa voix aussi bien dans les forte que dans les pianissimi, tout en gardant une aptitude de projection vocale hallucinante. Quelques moments sont d’une absolue beauté, notamment le « Rêve » de Des Grieux à l’acte 2 qui s’achève de façon imperceptible… et déclenche un tonnerre d’applaudissements. L’air de Saint-Sulpice « Fuyez douce image » est le plus grand moment de l’opéra. Seul sur l’immense plateau de Bastille pratiquement nu, Benjamin Bernheim y fait preuve d’une puissance vocale inouïe : il est magnifique et bouleversant. Le duo d’amour avec Manon qui s’ensuit et qui clôture l’acte est lui aussi superbement mené.
Nicholas Jones, membre de la troupe de l’Opéra de Paris et qui chante Guillot de Morfontaine est peut-être la déception de la soirée. Même si la prononciation est correcte, le rôle est surjoué à la manière d’un personnage de Labiche ou de Feydeau, ce qui ne convainc guère ici. La mise en scène est sans doute en cause, mais on a du mal à apprécier totalement sa voix, d’autant plus qu’à de nombreux moments elle manque franchement de puissance.
Le Comte Des Grieux est quant à lui interprété avec conviction par la basse Nicolas Cavallier qui plus d’une fois, dans son interprétation, rappelle Germont père – ce qui de fait est induit par le livret lui-même, l’arrivée du Comte dans la salle de jeux étant un quasi plagiat de celle de Germont dans le salon de Flora. La voix reste incontestablement belle, et le ton juste.
Les chœurs, admirablement préparés par Ching-Lien Wu, interviennent très souvent tout au cours de l’opéra. On admire à chaque moment la justesse de leur chant et le travail réalisé. Les pupitres de l’Orchestre de l’Opéra sont comme d’habitude tous excellents mais malheureusement desservis par un chef peu inspiré.
Au final , sentiment en demi-teinte qui nous fait espérer une nouvelle production dans les années à venir, pour un des opéras les plus joués du répertoire depuis sa création, (plus de 2000 représentations).
Manon : Amina Edris
Chevalier Des Grieux : Benjamin Bernheim
Lescaut : Andrzej Filończyk
Comte Des Grieux : Nicolas Cavallier
Guillot de Morfontaine : Nicholas Jones
De Brétigny : Régis Mengus
Poussette : Ilanah Lobel-Torres
Javotte : Marine Chagnon
Rosette : Maria Warenberg
L’Hôtelier : Philippe Rouillon
Deux gardes : Laurent Laberdesque, Olivier Ayault
Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris, dir. Pierre Dumoussaud
Cheffe des Chœurs : Ching-Lien Wu
Mise en scène : Vincent Huguet
Décors : Aurélie Maestre
Costumes : Clémence Pernoud
Lumières : Christophe Forey
Chorégraphie : Jean-François Kessler
Dramaturgie : Louis Geisler
Manon
Opéra-comique en cinq actes de Jules Massenet, livret de Henri Meilhac et Philippe Gille d’après l’abbé Prévost, créé à l’Opéra-Comique le 19 janvier 1884.
Opéra Bastille, représentation du lundi 26 mai 2025.