En reprise du Capitole de Toulouse, Sémiramis et Don Juan, deux ballets-pantomimes de Gluck, séduisent le public de l’Opéra Comique. La dramaturgie du compositeur des Lumières inspire deux chorégraphes contemporains – Angel Rodriguez, Edward Clug – tandis que Jordi Savall dirige le Concert des Nations.
Combiner deux ballets-pantomimes de Gluck sous la baguette de Jordi Savall
Dirigeant le Concert des Nations dans la fosse, Jordi Savall et son ensemble sont des compagnons de route de la salle Favart (Alcione de Marin Marais en 2017). En leur confiant la restitution de deux ballets-pantomimes, Don Juan ou le festin de pierre, Sémiramis (Vienne, respectivement 1761, 1765), l’Opéra Comique laisse carte blanche au chef catalan. Dès le prologue orchestral, ce dernier dédie le spectacle au compositeur en interprétant la géniale ouverture et les danses d’Iphigénie en Aulide (Paris, 1774, période de sa réforme de la tragédie lyrique). Le public entre ainsi dans le son et la dramaturgie gluckistes, véritable trait d’union entre classicisme et Sturm und Drang préromantique.
Grâce à la diversité des tempi de danse et de leur instrumentation, chaque ballet d’action captive ensuite l’attention. En sus des tutti orchestraux, les combinaisons font valoir les timbres : violons solistes ou cors concertants, un hautbois dansant la sicilienne, des castagnettes et une guitare pulsant les pas d’un fandango. Le rebond et la souplesse des articulations pourraient cependant s’alléger chez les cordes. Le climax est atteint lors de la disparition de Don Juan, le transgresseur des normes sociales. Sous la puissance du trombone (Chaconne), le dissoluto est entraîné à terre avant qu’un immense linceul blanc, traîné par Donna Elvira, le couvre ainsi que le collectif des danseurs. Cette page célèbre deviendra la Danse des furies aux Enfers du futur Orphée et Eurydice (Paris, 1773). Enfin, les sons du spectacle ne se limitent pas aux partitions gluckistes. Sans accompagnement, quelques séquences ménagent des respirations. Les quelques cris, borborygmes ou scansions de souffle relient les danseurs aux partenaires instrumentistes.
Onirique Sémiramis, héroïque Don Juan avec l’excellent ballet du Capitole
Le luxe du spectacle est de confier chaque ballet à une équipe artistique de chorégraphe / scénographe / costumier, tout en s’appuyant sur la virtuosité du Ballet du Capitole de Toulouse (coproducteur du spectacle) et l’unité de la couleur bordeaux (justaucorps et robes). Le chorégraphe Angel Rodriguez choisit de s’affranchir de l’univers babylonien de la puissante reine Sémiramis d’une manière à la fois abstraite et onirique. Devant la tenture antique en fond de scène (Curt Allen Wilmer et Leticia Ganan), tamisée d’éclairages moirés, se joue la puissance des femmes de tout temps et de toute civilisation. Le tableau initial les investit d’emblée lorsque le groupement de têtes féminines et de bras de gorgones émerge de l’obscurité, en contrepoint de leurs inspirations sonores. Si le vocabulaire chorégraphique est issu du ballet classique (les jetés, développés, portés en tournant), la modernité s’épanouit dans les postures désarticulées ou écartées. On apprécie l’adéquation de tout mouvement individuel avec le phrasé mélodique de Gluck et de tout déplacement collectif tramé sur le contrepoint musical
Plus ironique et corrosif, le chorégraphe Edward Clug s’oriente aux sources espagnoles du mythe de Don Juan (Tirso de Molina) pour évoquer ses aventures héroïques (Alexandre de Oliveira Ferreira) en compagnie du vif serviteur (Kleber Rebello), face au bataillon féminin de ses conquêtes. Grâce à la mobilité de bancs surmontés de grilles hispanisantes (scénographie de Marko Japelj), les trajectoires séparées des hommes et des femmes se croisent ou se clôturent en permanence. L’idée d’équilibrer le féminin et le masculin profite néanmoins à Donna Elvira (Marlen Fuerte Castro) au gré de visions saisissantes. Telle celle de la danseuse juchée au-dessus d’un immense jupon qui dissimule le porteur Don Juan. Est-ce un clin d’œil aux codes genrés du ballet classique ?
Aux saluts, les longs applaudissements scellent la réussite du dialogue entre musique classique et chorégraphie contemporaine. La solidarité intergénérationnelle des artistes fait plaisir lorsque le jeune danseur incarnant Sganarelle soutient Jordi Savall, appuyé sur sa canne.
Pour aller plus loin …
C. W. Gluck, Sémiramis, Don Juan, avec le Concert des nations, dir. J. Savall (cd Alia Vox, 2022).
Corps de ballet du Capitole de Toulouse, directrice Beate VollackM
aîtres de ballet Mariecke Simons, Erico Montes Nunes, Gabor Kapin
Le Concert des nations, dir. Jordi Savall
pour Sémiramis :
Chorégraphie : Angel Rodriguez
Scénographie : Curt Allen Wilmer, Leticia Ganan
Costumes : Rosa Ana Chanza Hernandez
pour Don Juan:
Chorégraphie : Edward Clug
Scénographie : Marko Japelj
Costumes : Leo Kulas
C. W. Gluck
Iphigénie en Aulide, Wq.40 : Ouverture – Marche – Chaconne – Air pour les esclaves
Sémiramis, Wq Anh C/1, ballet-pantomime de G. Angiolini, créé à Vienne (1765)
Don Juan ou le festin de pierre, ballet-pantomime de G. Angiolini, créé à Vienne (1761)