Maria Stuarda, Teatro di San Carlo, 20 juin 2024
Au San Carlo de Naples : deuxième volet de la trilogie Tudor en coproduction avec Amsterdam et Valence.
Dans la continuité d’Anna Bolena
Trilogie Tudor, volet deux. Après Anna Bolena en juin 2023, voici que la production de Maria Stuarda, conçue par Jetske Mijnssen, débarque au Teatro di San Carlo de Naples. Donnée au DNO d’Amsterdam, en mai de l’an dernier, et au Palau de les Arts Reina Sofia de Valence, en décembre, elle ramène quelque peu ce titre au bercail car c’est pour ces lieux mêmes que l’œuvre avait été initialement projetée. En octobre 1834 la censure bourbonienne s’en était mêlée et les auteurs avaient été obligés de remplacer au dernier moment le livret par celui de Buondelmonte. La partition fut quand même jouée mais le titre ne verra le jour véritablement qu’à Milan, une bonne année plus tard, à la Scala, Maria Malibran interprétant le rôle-titre, d’abord pensé pour Giuseppina Ronzi De Begnis.
Les deux reines historiques, Marie Stuart Ière d’Écosse et Élisabeth Ière d’Angleterre, on le sait, ne se sont jamais rencontrées. Très romancée, la trame de Giuseppe Bardari, comme déjà sa source schillerienne, prend la liberté, pour les besoins de la dramaturgie, de les faire se retrouver, ce qui semble avoir tout particulièrement marqué la metteure en scène néerlandaise, puisque c’est bien l’omniprésence des deux figures féminines qui caractérise son propos. Le ton est donné dès le lever de rideau : au bout du décor unique de Ben Baur, tapissé de noir, la perspective s’ouvre sur une porte d’où apparaissent les deux souveraines, Elisabetta refermant aussitôt cette issue, sans doute afin de signifier l’enfermement auquel a été acculée la reine d’Écosse après avoir demandé le secours à son arrière-cousine. Une poupée fait quelque peu le lien avec la mise en scène d’Anna Bolena, visiblement le symbole de cette enfance que n’a pas connue cette femme, propulsée sur le trône à quelques jours de sa naissance. Une chorégraphie (Lillian Stillwell) s’esquisse dès le prélude et revient de manière récurrente en guise d’illustration des vers du poème. Ainsi, pendant l’introduction d’Elisabetta, un couple de danseurs incarne des époux ensanglantés, vraisemblable clin d’œil à la mort tragique de Lord Darnley, le deuxième consort de Marie, cependant qu’à l’arrière-plan on déshabille une petite fille. Maria mime le récitatif précédant le duo entre Leicester et Talbot, puis les paroles d’Elisabetta dialoguant avec le comte, les deux rivales assistant conjointement au premier échange qui assume ainsi des allures de quatuor. La fougue avec laquelle la reine d’Angleterre embrasse son interlocuteur, à la fin de leur tableau, est sans équivoque quant aux sentiments qu’elle éprouve à son égard. Une tapisserie à la licorne illumine ce qui aurait dû être la sortita de Maria, tandis que deux gamins jouent, Marie et François II, son premier mari, encore une allusion à cette enfance brisée que, dans le programme de salle, Jetske Mijnssen nous dit avoir puisée dans la biographie de la souveraine rédigée par Stefan Zweig. Pendant le duo entre Maria et Leicester, six figurantes suggèrent la vigilance omniprésente d’Elisabetta. Le confident les abat, en les étranglant à plusieurs reprises, mais elles renaissent sans cesse, la véritable Elisabetta surveillant tout cela de loin. Les enseignes royales, le globe et le sceptre, dont on revêt Maria au finale I, ne sont donc qu’un leurre. La reine d’Angleterre semble s’étouffer.
L’acte II s’ouvre à nouveau sur les deux antagonistes, Elisabetta lisant un long papier, sans doute la sentence de mort qu’elle s’apprête à signer à la scène suivante. Pendant son trio avec Cecil et Leicester, en effet, ce n’est plus qu’une doublure de Maria qui arbore les signes du pouvoir et Elisabetta s’empresse de l’en déposséder pour les afficher elle-même, en guettant au loin le duo de la confession. Maria referme la porte mais ressurgissent aussitôt des suppliciés, lorsque l’on exhume « la sanguigna ombra d’Arrigo », encore Darnley, Henry Stuart. Pour le tableau du sacrifice, les portes sont scellées. Pendant la prière de ce finale II, entre Elisabetta qui, sorte de Lady Macbeth ressuscitée, feint d’effacer les taches de sang de ses mains. Maria la serre dans ses bras, à la suite de Schiller, avant de s’acheminer vers la porte qui se rouvre enfin, apparemment sur le néant.
Les costumes d’époque de Klaus Bruns habillent à la huguenote le clan catholique des Stuart, tous en noir, alors que la cour des Tudor est en blanc, sauf Cecil, revêtant la couleur foncée qui sied sans doute davantage à l’esprit du sombre personnage du grand trésorier. En noir est Talbot, bien évidemment, qui retourne sa veste pour en faire une soutane au moment du repentir. Et le noir annonce probablement aussi le destin tragique de l’héroïne qui endosse enfin une robe blanche pour son ultime délivrance. Impressionnant dans son accoutrement monacal pendant la prière des Écossais, le chœur fait dialoguer de manière saisissante ténors, basses et sopranos. Le Coro del Teatro di San Carlo se surpasse et atteint par là le sommet d’une exécution en tout point excellente.
Un beau pari savamment soutenu par le maestro concertatore
Ce n’est pas un moindre défi pour Pretty Yende de débuter dans le rôle de Maria à Naples, se plaçant ainsi dans le sillage de Mariella Devia, dernière interprète au San Carlo, en mars 2010, et surtout de Leyla Gencer, en décembre 1968. Avouons d’emblée que nous ne sommes pas un inconditionnel de la cantatrice sudafricaine pour l’avoir régulièrement entendue à Paris dans des répertoires différents qu’elle égraine le plus souvent de façon plutôt conventionnelle. Nous étions donc quelque peu sceptique sur cette prise de rôle. Dans cette belle aventure, elle semble avoir amplement bénéficié de la présence au pupitre du maestro Riccardo Frizza qui la mène vers des profondeurs que nous ne lui connaissions guère. Si l’air de présentation reste sans doute encore un peu vert, suite de très jolies notes sans drame véritable, il se singularise par un legato de premier ordre dans la cavatine, la cabalette restant encore peu incisive. Cela n’est pas inhabituel un soir de première et Pretty Yende aura sûrement l’occasion de poursuivre son approfondissement au cours des représentations suivantes et dans les années à venir. L’apostrophe du finale central est déjà bien plus efficace, alors qu’un léger manque de projection nous avait mis en alerte pendant le sextuor. Mais c’est surtout à l’acte II que la soprano plane vers des sommets inédits. La fluidité de l’accent illumine un duo des aveux débouchant sur une strette fort enjouée. La grande scène du supplice est l’occasion de déployer de belles couleurs et des sons filés prodigieux, malgré quelques effets véristes probablement hors propos dans ce contexte, notamment sur le mot « sangue ».
Un défi vocal permanent
Déjà Elisabetta à Amsterdam en mai 2023, Aigul Akhmetshina sonne légèrement voilée dans l’introduction, malgré une belle longueur de souffle et des vocalises radieuses. Angélique dans le duo avec Leicester, elle se lâche tout particulièrement dans l’affrontement du finale I, d’un éclat solide. Lumineuse dans le trio de l’acte II, elle ne craint nullement le duel vocal l’opposant au comte solaire de Francesco Demuro qui retrouve ce soir l’un de ses personnages d’élection. On peut ne pas aimer le timbre du ténor italien. Force est de constater que chez Donizetti il est dans son élément naturel, sans forzature. Le rôle est sans doute ingrat, dans la mesure où il n’a aucun air soliste. Mais cela lui permet aussi d’occuper la scène d’un bout à l’autre de la pièce et ce fin interprète ne s’en prive nullement. Étincelant dès le duo avec Talbot, il déploie un chant engagé à l’aigu percutant, faisant de lui le triomphateur de la soirée. Dans le duo avec Elisabetta il fait état d’une savante maîtrise des moments de transition, débouchant sur un allegro fabuleux. Grandiose dans ses retrouvailles avec Maria, il la soutient jusque dans une strette menée de manière exemplaire. Très à l’aise dans le sextuor du finale central, il rayonne dans le trio de l’intercession, puis jusque dans les dernières répliques de l’épilogue.
Si nos sources sont bonnes, Carlo Lepore effectue aussi une prise de rôle en Talbot. Il défend son personnage de son grave très expressif, bien idiomatique d’abord face à Leicester, ensuite consolant Maria. Quelque peu fatigué, Sergio Vitale complète la distribution en Cecil, Chiara Polese prêtant son joli timbre à Anna Kennedy.
Riccardo Frizza est aussi chez lui, dans le répertoire donizettien, et il dirige avec compétence l’Orchestra del Teatro di San Carlo, malgré des cuivres sonnant parfois un peu sourds, sinon brouillons.
Public aux anges. Rendez-vous est pris pour Roberto Devereux en juillet 2025. La distribution est alléchante : Roberta Mantegna, Annalisa Stroppa, René Barbera, Nicola Alaimo. Déjà proposée à Amsterdam au printemps dernier, la mise en scène, semble emprunter des sentiers différents…
Maria Stuarda : Pretty Yende
Elisabetta : Aigul Akhmetshina
Anna Kennedy : Chiara Polese
Roberto, conte di Leicester : Francesco Demuro
Giorgio Talbot : Carlo Lepore
Lord Guglielmo Cecil : Sergio Vitale
Orchestra, Coro e Balletto del Teatro di San Carlo, dir. Riccardo Frizza, Fabrizio Cassi e Clotilde Vayer
Mise en scène : Jetske Mijnssen
Décors : Ben Baur
Costumes : Klaus Bruns
Lumières : Cor van den Brink
Chorégraphie : Lillian Stillwell
Dramaturgie : Luc Joosten
Maria Stuarda
Tragedia lirica en deux actes de Gaetano Donizetti, livret de Giuseppe Bardari, créée au Teatro alla Scala de Milan le 30 décembre 1835.
Teatro di San Carlo, jeudi 20 juin 2024