Un doublet gagnant conduit de main de… maestra : Speranza Scappucci aux commandes d’une fort belle édition musicale des deux chefs-d’œuvre en un acte de Mascagni et Puccini
Quel bonheur d’entendre réunis dans la même soirée deux ouvrages aussi différents, tant dans leur écriture musicale que dans leur esthétique, que Cavalleria Rusticana et Gianni Schicchi, composés à dix huit ans d’intervalle par deux anciens camarades de conservatoire – et, un temps, de chambrée – ayant, au départ, suivi les mêmes enseignements mais ayant très vite emprunté des chemins bien différents pour devenir deux des rivaux les plus magnifiques de l’histoire de l’art lyrique !
Sans pouvoir insister, dans le cadre d’un simple article, sur les nombreuses divergences de ces deux conceptions du genre Opéra ni sur leurs tout aussi nombreux points communs – pour ne même rien écrire sur l’inspiration à l’occasion bien mascagnienne de l’écriture de Puccini ! -, il suffit d’écouter, une fois dans sa vie, Cavalleria Rusticana et Gianni Schicchi dans une salle pour être convaincu que ces deux œuvres ont un besoin crucial de la scène pour donner la pleine mesure de l’élan vital spontané qui les anime. Avec ces deux titres, en effet, c’est rien moins que les deux célébrissimes masques antiques des larmes et du rire que l’on trouve réunis, dans un même souci, chez leurs auteurs, de composer un ouvrage populaire au sens noble de la parole. Autre dénominateur commun dans ces deux partitions : l’importance de l’orchestre qui joue à part égale avec les voix.
C’est donc pour quelques-unes des raisons qui précèdent que nous avons assisté à une fort belle matinée à l’Opéra de Monte-Carlo.
Une mise en scène à l’intérêt mineur pour une direction d’orchestre en mode majeur
Rendons nous à l’évidence : la plupart des productions de Cavalleria Rusticana se contentent souvent d’un dispositif scénique assez sommaire où, parachevé par la statue d’une madone, l’église est à droite, l’auberge et la maison de Mamma Lucia à gauche et la place au milieu. De même, l’acte unique de Gianni Schicchi conduit nécessairement à un lever de rideau sur la chambre de Buoso Donati où un lit – plus ou moins imposant – se dresse quelque part dans l’espace scénique. Tout va donc reposer, dans ces deux ouvrages, sur un travail de fond avec les interprètes, ici plus que jamais acteurs-chanteurs. Avouons-le : la déception est grande de ce côté-là puisque la mise en scène de Grischa Asagaroff ne parvient jamais – surtout dans Cavalleria – à trouver la voie d’un jeu scénique qui devrait mêler à un lyrisme parfois exacerbé la violence des passions des principaux protagonistes et la force des traditions religieuses, sans que soit mise de côté la sensualité des personnages ni le vernis de vie quotidienne paysanne. Ainsi, on n’insistera pas sur les mouvements de foule, au lever de rideau puis pendant la célèbre procession, où la chatoyance des costumes de Luigi Perego – qui signe également les décors – et les efficaces lumières de Gigi Saccomandi dissimulent rapidement assez mal le caractère répétitif (les voleurs à l’étalage n’en finissent plus de…voler et les carabiniers de les…poursuivre !) et, plus gênant, le manque de progression dans la tension dramatique. Moins flagrant dans l’opus puccinien – du fait, d’une part, de la supériorité du livret et de la vivacité permanente de la langue et, d’autre part, de la vis comica exceptionnelle du rôle-titre – un travail plus fouillé sur le couple Santuzza/Turiddu aurait sans doute permis au drame musical mascagnien de davantage prendre son envol. Au lieu de quoi, on s’en remet ici au talent d’acteur de protagonistes qui emportent davantage l’adhésion dans la conversation en musique qu’est Schicchi que dans le mélodrame de Mascagni !
C’est donc à l’orchestre que l’on va aller chercher un projet dramatique cohérent. Porté, dans Cavalleria Rusticana, par un choix de tempi jamais trop rapides, la direction musicale de Speranza Scappucci, l’une des maestras les plus recherchées aujourd’hui à travers la planète, nous dévoile, dès un prélude s’élevant comme un lever du jour, les ambitions d’une direction majestueuse qui dépassera – et de loin – un simple drame naturaliste aux effets faciles. En maîtrise parfaite de savants dosages entre fosse et plateau, ne laissant jamais aller une phalange monégasque – dirigée pour la première fois – à des débordements souvent entendus dans ce type de répertoire, la cheffe italienne nous invite à une écoute attentive des partitions de Mascagni puis de Puccini, nous permettant de déceler – en particulier dans la première – tout l’impressionnisme d’une musique, souvent symphonique, où alterne constamment le contraste entre des tutti éclatants et de diaphanes pianissimi, tandis que la deuxième saisit le spectateur par la mise en relief constante du scherzando si caractéristique de cette comédie en musique.
Que de subtilité et de force dramatique entendues, lors de cette matinée, parmi les pupitres de l’orchestre philharmonique de Monte-Carlo où le phrasé des cordes (y compris des contrebasses lors des exclamations de Santuzza excommuniée) allié aux thèmes exposés par les bois (clarinette, basson) montre magnifiquement combien la partition de Mascagni peut s’écouter en faisant presque abstraction des gosiers glorieux qui doivent la servir. De même, dans Gianni Schicchi, c’est toute la légèreté aérienne d’une partition qui n’a pas oublié les leçons du Chevalier à la Rose voire de la musique de Mahler que l’on perçoit souvent dans la direction de Speranza Scappucci.
Un chœur et des solistes qui s’élèvent au meilleur niveau
Absent dans Gianni Schicchi, le chœur de l’Opéra se taille la part du lion dans Cavalleria Rusticana par ses nombreuses interventions, lors de l’introduction puis dans la scène de la procession et, enfin, au lever de rideau du second tableau. Rendant justice à ces véritables tableaux symphoniques et choraux où Mascagni n’hésite pas à pousser sa partition vers un art savant du contrepoint – dans la scène des cloches qui ouvre vraiment l’opéra puis dans le chœur de Pâques « Inneggiamo, il Signor non è morto ! » – la collaboration entre la cheffe et Stefano Visconti s’avère particulièrement fructueuse. Avec cet opéra d’un compositeur né, comme lui, à Livourne – cité dont il a eu longtemps en charge la direction du chœur du théâtre -, Stefano Visconti peut insuffler à sa formation tout ce que cette musique réclame de noblesse – presque antique – et d’art du phrasé
L’absolue nécessité de disposer pour réussir Cavalleria Rusticana d’un grand mezzo ou d’une soprano dramatique est comblée dès l’écoute de l’adresse de Santuzza à Mamma Lucia : « Dite, Mamma Lucia… ». Avec María José Siri, on est face, en effet, à une voix remarquablement étendue, aux moyens somptueux jamais poussés dans leur extrémité, ce qui nous vaudra un « Voi lo sapete, o mamma » de grande envergure et un aigu final qui n’est pas arraché, comme c’est souvent le cas, mais chanté et tenu. De même, dans son duo avec Turiddu, la douleur du personnage ne passe jamais par des débordements véristes incontrôlés mais par un souci des nuances et de chanter « bel canto ». Avec un autre metteur en scène, cette Santuzza nous aurait sans doute encore davantage transporté mais la performance vocale frise l’idéal.
Si le Turiddu de Yusif Eyvazov n’évolue peut-être pas sur les mêmes hauteurs, ce n’est certes pas par manque d’adéquation scénique et vocale à un personnage dont il maîtrise le slancio et que sa technique de chant lui permet d’aborder sans jamais trop ouvrir le son, ne confondant pas ce répertoire avec ce que le grand musicologue italien Rodolfo Celletti appelait « école du mugissement » ! Alors peu importe que le timbre de Yusif Eyvazov soit moins solaire que ce qu’il faudrait peut-être pour nous donner la pleine mesure de son brindisi, le registre central – si exposé ici – est suffisamment riche pour nous délivrer un adieu à la mère bouleversant et sans aucun malcanto.
Ce n’est malheureusement pas le cas de l’Alfio du baryton Peter Kálmán à la voix droite offrant peu de variations, en particulier dans son duo avec Santuzza. Si la Lola d’Annunziata Vestri n’a aucune difficulté pour alléger ici un volume vocal que le personnage force à rendre nécessairement moins dramatique, l’interprète nous dévoile une incarnation de jeune femme de la moyenne bourgeoisie que l’on a peu l’habitude d’attendre ici. Quant à la Lucia d’Elena Zilio, elle fait encore preuve – à 83 ans ! – d’une forte présence scénique, malgré une voix désormais bien blanche. C’est cependant dans la cousine Zita de Gianni Schicchi que l’interprète fait preuve d’un art de la scène qui force le respect et nous rappelle quelle artiste de tout premier plan elle est encore ! Respect.
La vis comica de l’ensemble du plateau vocal réuni dans ce second ouvrage emporte l’adhésion et nous permet de découvrir des acteurs-chanteurs de tout premier ordre pour incarner les membres de la terrible famille de Buoso Donati ! Du cousin Simone de Giovanni Furlanetto au Gherardo d’Enrico Casari – que l’on aurait sans problème pu distribuer en Rinuccio – côté messieurs, de Caterina di Tonno (Nella) à Rosa Bove (La Ciesca), côté dames, l’ensemble de ces rôles de composition offre, avec cette troupe, toute la palette d’expressions indispensables à la parfaite réussite d’un véritable opéra-bouffe.
De même, l’individualisation plus sensible du couple Lauretta-Rinuccio s’inscrit également ici dans l’homogénéité de l’ensemble, même si Nina Minasyan et Edgardo Rocha font preuve dans leurs airs respectifs « O mio babbino caro » et « Avete torto ! … Firenze è come un’albero fiorito » d’une musicalité parfaite et d’une belle assurance dans le lyrisme devenu soudain indispensable.
Dès son apparition sur scène, le Schicchi de Nicola Alaimo est, comme on pouvait si attendre « Enorme » et établit d’emblée avec le spectateur un rapport de complicité qui perdurera jusqu’à la fameuse apostrophe finale « Ditemi voi, signori ». Tout dans cette interprétation truculente de haute lignée est au service d’un comique jamais graveleux, en particulier dans les fameuses scènes d’imitation de la voix du défunt Donati puis de la transformation de Schicchi face au notaire où l’on pense bien évidemment au théâtre de Molière. Vocalement, Nicola Alaimo n’est pas en reste et nous offre également le meilleur, en particulier au moment où, décidant de sa supercherie et face à l’acclamation de tous, il s’élève sans difficulté vers un sol aigu ravageur. On en reste ébahi.
On ne sera pas étonné de lire que le triomphe à l’applaudimètre est au rendez-vous, au rideau final, pour le plus désopilant des anti-héros pucciniens !
Cavalleria Rusticana
Santuzza : María José Siri
Turiddu : Yusif Eyvazov
Alfio : Peter Kálmán
Lola : Annunziata Vestri
Lucia : Elena Zilio
Gianni Schicchi
Gianni Schicchi : Nicola Alaimo
Lauretta : Nina Minasyan
Zita : Elena Zilio
Rinuccio : Edgardo Rocha
Gherardo : Enrico Casari
Gherardino : Egon Rostagni
Nella: Caterina di Tonno
Betto di Segna : Giovanni Romeo
Simone : Giovanni Furlanetto
Marco : Eugenio di Lieto
La Ciesca : Rosa Bove
Maestro Spineloccio : Matteo Peirone
Ser Amantio di Nicolaio : Fabrice Alibert
Orchestre philharmonique de Monte-Carlo, direction : Speranza Scappucci
Chœur de l’Opéra de Monte-Carlo, direction : Stefano Visconti
Mise en scène : Grischa Asagaroff
Lumières : Gigi Saccomandi
Décors et costumes : Luigi Perego
Cavalleria Rusticana
Opéra en un acte Pietro Mascagni (1863-1945), livret de Giovanni Targioni Tozzetti et Guido Menasci d’après la nouvelle de Giovanni Verga (1840-1922), créé au Teatro Costanzi, Rome, le 17 mai 1890.
Gianni Schicchi
Opéra-comique en un acte de Giacomo Puccini (1858-1924), livret de Giovacchino Forzano, basé sur un épisode du Chant XXX de L’Enfer de Dante; tiré d’Il Trittico, crée au Metropolitan Opera, New York, le 14 décembre 1918.
Représentation du dimanche 25 février 2024, Opéra de Monte Carlo.