Bruxelles, Falstaff, 21 septembre 2025

Ouverture de saison réussie à la Monnaie de Bruxelles, avec un spectacle malgré tout un peu sage scéniquement…
Belle idée, en ces temps tourmentés, que d’ouvrir une saison lyrique par un éclat de rire ! C’est en tout cas le choix qu’a fait la Monnaie de Bruxelles en programmant le Falstaff de Laurent Pelly, déjà applaudi à Madrid en 2019 et découvert par les amateurs un an plus tard en DVD (BelAir classiques). Pourtant, au sortir de cette première (accueillie, il faut le dire, on ne peut plus chaleureusement par le public), notre impression est quelque peu mitigée… Laurent Pelly, on le sait, est capable de réaliser des mises en scène tantôt très drôles (La Grande-Duchesse de Gérolstein ou Barbe-Bleue, pour nous en tenir au répertoire offenbachien), tantôt extrêmement poétiques (Le Songe d’une nuit d’été), tantôt quelque peu insignifiantes (Lakmé, I puritani). Or sa lecture du dernier opus verdien, loin d’être indigne, ne s’inscrit pas selon nous dans ses plus indéniables réussites…
Il est (au moins) trois façons de monter Falstaff. On peut jouer la carte de la franche comédie : après tout, cette œuvre, en dépit des deux ou trois pages aux tonalités plus graves (le monologue sur l’honneur de Ford, le « Va, vecchio John » de Falstaff), se conclut par l’affirmation que tout, dans le monde, n’est que farce (« Tutto nel mondo è burla ») : elle a clairement pour finalité de susciter « la risata final » (« l’éclat de rire final ») ! On peut aussi évidemment proposer une lecture féministe de l’ouvrage, solution de facilité et finalement assez peu intéressante tant l’opéra porte déjà très clairement en lui-même, explicitement, une condamnation sans nuances des hommes (il n’y a guère, dans la gent masculine, que Fenton qui n’agisse pas de façon condamnable) et une défense de la cause des femmes à qui est offerte une belle occasion de se venger des outrages qu’elles subissent. On peut enfin jouer la carte de la nuance en montrant notamment les failles et les blessures du héros éponyme, et en soulignant l’extrême cruauté du châtiment qu’on lui inflige ou des insultes qu’on lui adresse.
Pelly ne néglige certes pas les moments « sérieux » du livret (avec en particulier un beau focus sur la scène de la jalousie de Ford, seul en scène devant le rideau, puis devenant la risée d’hommes qui le dévisagent d’un air goguenard) ; c’est pourtant la carte du comique qu’il semble avoir privilégiée. De fait, le public rit beaucoup au cours du spectacle. Mais de quoi rit-il ? Des bons mots dont regorge le livret, des situations cocasses agencées par Shakespeare/Boito, des saillies musicales imaginées par Verdi (le célèbre « Reverenza », les « Pizzica, stuzzica » du dernier tableau). La mise en scène ne fait guère qu’accompagner sagement le déroulé dramatico-musical conçu par les auteurs – sagement et efficacement grâce à une direction d’acteurs affûtée, mais sans jamais surprendre vraiment, voire en donnant ici ou là une fâcheuse impression de déjà vu, avec par exemple ce bar tristounet aux murs grisâtres, ce grand escalier symbolisant le logement de Ford, ces femmes toujours tirées à quatre épingles avec d’impeccables coiffures et des tenus chics, sobres et monochromes qu’on croirait tout droit sorties d’un film de Douglas Sirk. Autant d’éléments déjà aperçus dans de nombreux spectacles… L’attendue transposition au XXe siècle ne gêne évidemment pas, mais n’est guère au service d’une lecture particulière qui permettrait de réactualiser le propos en dénonçant tel ou tel travers de l’époque contemporaine. Le public est très réactif, les rires fusent, mais rires et réactions seraient strictement les mêmes avec des costumes renaissants ou romantiques. Rien d’indigne encore une fois, il manque juste un grain de folie ou de surprise supplémentaire.
Musicalement, Alain Altinoglu tire le meilleur d’un orchestre une fois encore d’une précision admirable, riche de couleurs et tout aussi à l’aise dans les explosions dramatiques (la conclusion du monologue de Ford) que dans l’atmosphère délicate et éthérée du bois de Windsor.
Vocalement, le plateau offre quelques belles surprises et est globalement satisfaisant en dépit de quelques irrégularités. Si Mikeldi Atxalandabaso et Patrick Bolleire campent des Bardolfo et Pistola solides, impliqués tant vocalement que scéniquement dans l’incarnation de leurs personnages, la voix de John Graham-Hall s’avère légère et fragile dans les répliques qui échoient au Docteur Caïus. Daniela Barcellona est une Quickly drôle mais évitant toute caricature trop appuyée : elle reste relativement sobre, n’accentuant pas exagérément ses “Reverenza” et s’intégrant habilement dans les ensembles. Entre la voix grave de Quickly et celle de soprano d’Alice, le personnage de Meg a souvent un peu de mal à exister vocalement… Ce n’est pas le cas avec Marvic Monreal, que nous avions déjà applaudie sur cette même scène dans Le Crépuscule des dieux, et dont les interventions permettent d’apprécier l’efficace projection vocale et la chaleur d’un timbre très homogène. Sally Matthews avait fait très forte impression à Camillo Faverzani en Norma en 2021, un rôle qu’elle reprendra d’ailleurs en décembre prochain. En ce soir de première, la soprano n’a pas semblé au mieux de sa forme, avec, avant l’entracte, une émission restant en arrière, une projection instable et un vibrato assez prononcé. Après la pause, la voix retrouve cependant sa stabilité. Attendons de retrouver Sally Matthews en décembre pour pouvoir apprécier pleinement sa voix et son chant. Bogdan Volkov et Benedetta Torre gagnent les cœurs du public en Fenton et Nannetta, dont ils brossent des portraits pleins de fraîcheur, tant sur le plan vocal que scéniquement.
Restent les deux barytons Ford et Sir John, rivaux vocalement et “sentimentalement”. Lionel Lhote se montre très convaincant dans le rôle du mari jaloux, dévoré par l’angoisse de savoir sa femme infidèle. Son “E sogno? o realtà?” est particulièrement réussi, avec une interprétation qui évite l’emphase tout en restant constamment empreinte d’émotion.
On n’associe peut-être pas spontanément le nom de Simon Keenlyside au répertoire italien en général, et verdien en particulier. Montano, Germont, Posa, Ford, Rigoletto, Macbeth,… Le baryton britannique a pourtant régulièrement chanté Verdi, et après Ford, le voici qui affronte ici le héros éponyme du dernier opéra du maître de Busseto. Après quelque quarante années au service de l’art lyrique, Simon Keenlyside reste très présent sur les scènes d’opéras (outre Falstaff, il sera prochainement Bottom du Songe d’une nuit d’été à Madrid, Wozzeck à Berlin, ou encore Golaud à Vienne, Milan et Berlin. De fait, la voix du baryton a conservé toutes ses qualités en termes de beauté, de nuances (superbe « Alfin t’ho colto, raggiante fior » ) et de puissance, et le phrasé est constamment soigné. C’est in fine un portrait très complet de Sir John que délivre Simon Keenlyside, qui n’en néglige aucune facette : le ridicule bien sûr, l’arrogance insupportable, mais aussi le côté pitoyable d’un vieil homme à qui l’on rappelle cruellement qu’il n’a plus grand chose à attendre de la vie. Une prestation accueillie avec enthousiasme par un public visiblement ravi de la représentation !
Sir John Falstaff : Sir Simon Keenlyside
Ford : Lionel Lhote
Fenton : Bogdan Volkov
Dott. Cajus : John Graham-Hall
Bardolfo : Mikeldi Atxalandabaso
Pistola : Patrick Bolleire
Mrs. Alice Ford : Sally Matthews
Nannetta : Bendetta Torre
Mrs. Meg Page : Marvic Monreal
Mrs. Quickly : Daniela Barcellona
Orchestre symphonique et chœurs de la Monnaie, dir. Alain Altinoglu
Mise en scène & costumes : Laurent Pelly
Décors : Barbara de Limburg
Éclairages : Joël Adam
Collaboration aux costumes : Jean-Jacques Delmotte
Chef des chœurs : Emmanuel Trenque
Falstaff
Opera buffa en trois actes de Giuseppe Verdi, livret d’Arrigo Boito d’après Les Joyeuses Commères de Windsor et les parties I et II de Henry IV de William Shakespeare, créé le 9 février 1893 au Teatro alla Scala, à Milan.
Bruxelles, La Monnaie, représentation du dimanche 21 septembre 2025.