Œuvres de Ralph Vaughan Williams, Ernest Bloch, Maurice Duruflé et Gabriel Fauré, Auditorium de Radio France, 21 mai 2025
Mercredi 21 mai, au cours d’un superbe concert, l’Orchestre Philharmonique de Radio France et le Chœur de Radio France présentaient dans l’Auditorium de Radio France quatre œuvres de musique sacrée ou empreintes de spiritualité du XXe siècle, dont le célébrissime Requiem de Gabriel Fauré, et des œuvres rares comme la Fantasia on a Theme of Thomas Tallis de l’Anglais Ralph Vaughan Williams et le Schelomo, rhapsodie hébraïque d’Ernest Bloch.
Le Requiem de Fauré
Dans ce programme, c’est le Requiem de Fauré, donné en seconde partie, qui aura attiré les auditeurs à Radio France comme il en a attiré beaucoup à travers le monde l’année dernière, centenaire de la mort du compositeur en 1924. On ne présente plus ce Requiem atypique, composé lorsque Fauré est maître de chapelle de la Madeleine, une des paroisses les plus riches de Paris, pour les obsèques d’un architecte de renom, d’où un service de première classe qui monopolise la maîtrise et l’orgue. Fauré, dont l’orthodoxie s’est émoussée pendant ses trente années comme maître de chapelle, aménage le texte de la messe des morts à sa façon, ce qui lui attire les commentaires acerbes de son curé, qui n’a que faire « de toutes ces nouveautés ». Créée le 16 janvier 1888 pour un effectif instrumental restreint qui tient compte de l’acoustique désastreuse de l’église, l’œuvre, limitée alors à 5 numéros, 1. Introït & Kyrie, 3. Sanctus, 4. Pie Jesu, 5. Agnus Dei et 7. In paradisum de la version finale, devient en 1900 la version de concert augmentée et réorchestrée pour formation symphonique, présentée mercredi soir.
L’œuvre se démarque des Requiem de Mozart, Berlioz ou Verdi par son absence totale de dramatisme et par sa douceur et sa tendresse. « Mon Requiem…on a dit qu’il n’exprimait pas l’effroi de la mort, quelqu’un l’a appelé une berceuse de la mort. Mais c’est ainsi que je sens la mort : comme une délivrance heureuse, une aspiration au bonheur d’au-delà, plutôt que comme un passage douloureux. […] Peut-être ai-je aussi, d’instinct, cherché à sortir du convenu, voilà si longtemps que j’accompagne à l’orgue des services d’enterrement ! J’en ai par-dessus la tête. J’ai voulu faire autre chose » déclarait-il en 1902. L’influence discrète du grégorien et de ces modes d’église dont Fauré devient familier pendant ses études à l’École Niedermeyer est sensible dans ses lignes mélodiques aux intervalles réduits, proches de la psalmodie, comme dans l’Hostias. Elles s’élargissent en longs mélismes sinueux dans le Pie Jesu, le Libera me et l’In paradisum. Ces motifs contribuent à un climat de douceur mystérieuse qu’accentuent les rares et brefs effets de masse, comme dans l’« Hosanna » du Sanctus, le Lux aeterna et le Libera me, donnant à l’œuvre, une grande prière apaisée, une véritable grandeur.
C’est le jeune Louis Aubert, futur élève de Fauré au Conservatoire et pianiste de talent dédicataire des Valses nobles et sentimentales de Ravel (1911), qui crée l’émouvant Pie Jesu. Pour préserver le caractère intimiste de l’œuvre et éviter le dramatisme de grandes voix, il a été chanté mercredi par la soprano Raphaëlle Maillard, soliste de la Maîtrise de Radio France à la voix fraiche et souple dotée d’une belle longueur de souffle. De même, le baryton gallois Gareth Brynmor John, beau timbre tranchant de velours noir, a assuré magistralement une partie sans effets avec sobriété et conviction, contribuant au recueillement de l’ensemble, que la cheffe Mirga Gražinyté-Tyla a construit avec le Chœur de Radio France en grande forme, grâce à sa direction tout en souplesse. Ce recueillement avait été préparé par une mystérieuse Improvisation à l’orgue sur un thème de Jean-Pierre Leguay suivi d’un Notre Père a capella de Maurice Duruflé dont l’élégante simplicité relève du grand art.
Fantasia on a Theme of Thomas Tallis
La première partie du concert s’ouvrait avec la Fantasia on a Theme of Thomas Tallis de l’Anglais Ralph Vaughan Williams (1872-1958) (Rayf Vaun Ouiliamz pour les nuls en anglais). Figure majeure de la Renaissance de la musique anglaise des années 1870-1940, auteur de neuf symphonies, quatre opéras, d’oratorios, de cycles de mélodies et de musique de chambre et de film, grand collecteur de folksongs ; c’est quasiment un inconnu pour le grand public français, sauf pour les auditeurs de Radio Classique qui a fait un tube de son poème pour violon The Lark Ascending (1914-1920). Il est vrai qu’un ostracisme touche la musique anglaise de cette époque en France et pour entendre l’intégrale des symphonies de RVW, comme il signe ses lettres, il faut aller jusqu’à Toulouse. Les Français semblent parfois avoir adopté la formule d’Oscar A. H. Schmitz « Le pays sans musique », titre d’un ouvrage venimeux publié à Munich en 1914 pour décrire la rivale Albion, et ce n’est pas la notice sur RVW dans le programme du concert, sèche comme un coup de trique, qui aurait pu remettre RVW et la Fantasia dans son contexte pour guider l’écoute des auditeurs.
L’œuvre est une commande du Festival des Trois Chœurs, le plus vieux festival de musique en Angleterre, créé en 1719 autour des magnifiques cathédrales de Gloucester, Worcester et Hereford (trois étoiles au Guide Vert). Elle est créée en septembre 1910 à Gloucester et précède, insigne honneur pour le compositeur, l’exécution du Rêve de Géronte, oratorio de son aîné Edward Elgar (1900) adoubé par Richard Strauss, récompense suprême à valeur de bénédiction papale qui va lancer la carrière d’Elgar. RVW est un compositeur qui se cherche longtemps et qui, pour échapper à l’influence délétère de la musique germanique sur ses compositions (il va voir Max Bruch à Berlin pendant son voyage de noces en 1897, pensez donc !), devient pour quelques mois l’élève de Maurice Ravel à Paris en 1907-1908. Ce travail chez Ravel, la découverte de la musique Tudor, de Purcell et des richesses du folksong suite à son collectage de musiques traditionnelles lui permettent d’élaborer un langage musical personnel, fortement teinté de cette modalité que pratique Fauré. L’exploration du patrimoine musical et poétique de la liturgie anglicane et le sentiment d’avoir trouvé sa voix expliquent peut-être l’abandon progressif de l’athéisme de ses années d’étude à Cambridge pour un « agnosticisme chrétien joyeux ». Comme chez Berlioz, Verdi ou Fauré, l’abandon du dogme ne signifie pas la perte du sens ou du sentiment du sacré ou de la transcendance.
RVW découvre le thème de Tallis, grand compositeur de l’époque Tudor alors qu’il travaille à son édition de The English Hymnal, le recueil de chants de l’église anglicane (1906). La « Mélodie dans le Troisième Mode » de Tallis accompagne la traduction du Psaume 2, « Pourquoi ce tumulte parmi les nations ? », évocateur d’un Dieu vengeur, dans le Psautier d’un des premiers archevêques (anglicans) de Cantorbéry, Matthew Parker (1567). Dans son English Hymnal, RVW la détourne pour accompagner le texte d’Addison « Quand je me lèverai de mon lit de mort », paraphrase du Quid sum miser qui évoque les craintes du pécheur devant son Juge comme la certitude du pardon et implique une renaissance. La mélodie accompagne RVW tout sa vie, jusque dans son opéra The Pilgrim’s Progress de 1951, pour l’entrée de Pèlerin dans la Cité Céleste.
RVW compose sa fantaisie, genre très pratiqué en Angleterre de l’époque Tudor à Purcell, pour deux orchestres et un quatuor à cordes qui jouent ensemble ou se répondent sur le mode antiphonique et responsorial plus que contrapuntique. Avec ses ruptures de ton, de rythme et de dynamiques, ses dissonances et le dramatisme des échanges entre les orchestres et le quatuor, l’alto solo et le violon solo, la Fantasia reflète cette inspiration spirituelle et la cheffe Mirga Gražinyté-Tyla a su construire pour l’auditeur la grande nef de la cathédrale où l’œuvre a été créée.
Schelomo
C’est un chemin spirituel totalement inverse qu’a suivi le compositeur suisse naturalisé américain Ernest Bloch (1880-1959), dont la postérité repose largement sur un authentique chef-d’œuvre, sa Rhapsodie hébraïque pour violoncelle et orchestre intitulée Schelomo, créée à New York en mai 1917. En effet, l’œuvre nait du retour de Bloch à ses racines juives en 1906, ce qui entraine l’écriture d’un cycle de compositions inspirées par leur spiritualité. À l’origine, Bloch envisageait d’écrire un cycle de chants avec orchestre d’après des textes en hébreu tirés de l’Ecclésiaste, le Livre de la Sagesse attribué au roi Salomon, Schelomo. Sous l’influence du violoncelliste Alexandre Barjansky auquel il dédia sa partition, il décida de dresser le portrait musical du roi d’Israel, qui s’incarne dans la partie soliste —pour la plus grande joie et la souffrance des violoncellistes qui affrontent une partie volontiers virtuose—, et de traduire en musique le thème philosophique central du texte, « Vanité des vanités et tout est vanité. ». Bloch compose une partition touffue, âpre, violente, riche en couleurs, parée parfois des sonorités luxuriantes de l’héritage postromantique et parfois des rythmes et des mélismes qui caractérisent la musique orientale juive, avec des épisodes de lyrisme intense et des phases de mélancolie ou d’abattement lugubre. À la tête de l’Orchestre Philharmonique de Radio France, Mirga Gražinyté-Tyla en a exalté les passions et la terrible grandeur.
Pour le soliste, ici le jeune Britannique Sheku Kanneh-Mason, quel défi ! C’est parfois un combat acharné contre l’orchestre, parfois une incantation solitaire bouleversante de tristesse. Mais de ce combat le soliste sortit vainqueur, l’âme apparemment intacte, – et sans cordes brisées -, puisqu’il offrit au public un bis hérissé de difficultés techniques évoquant quelque combat avec l’ange ou quelque tristesse infinie. Il fallait bien le Requiem de Fauré qui suivait et son In Paradisum consolateur pour nous mettre du baume au cœur.
Raphaëlle Maillard, soprano
Gareth Brynmor John, baryton
Sheku Kanneh-Mason, violoncelle
Chœur de Radio France, dir. Sofie Jannin
Orchestre Philharmonique de Radio France, dir. Mirga Gražinyté-Tyla
Ralph Vaughan Williams
Fantasia on a Theme of Thomas Tallis
Ernest Bloch
Schelomo, rhapsodie hébraïque
Maurice Duruflé
Notre Père, op.14
Gabriel Fauré
Requiem, op. 48
Paris, Auditorium de Radio France, concert du mercredi 21 mai 2025.