
Gianluca Capuano, Barrie Kosky et une formidable équipe d’interprètes vocaux signent là un spectacle inoubliable. L’enthousiasme du public est à son comble et les rappels infinis !
Un pasticcio dans l’esprit du XVIIIe siècle
Le pasticcio était une forme musicale très populaire au XVIIIe siècle : un recueil de morceaux musicaux tirés de diverses œuvres, parfois de plusieurs compositeurs, adaptés pour créer une nouvelle intrigue. Embrassant l’esprit baroque authentique, Gianluca Capuano (chef d’orchestre) et Barrie Kosky (metteur en scène) montent un pasticcio sur des musiques d’Antonio Vivaldi qui s’est révélé être le spectacle phare du Festival de Pentecôte de Salzbourg 2025 et qui est repris aujourd’hui dans la session estivale. À l’origine de cette initiative se trouve Cecilia Bartoli, dont l’album Vivaldi de 1999 a joué un rôle déterminant dans l’élan vers la renaissance de Vivaldi. Aujourd’hui, d’autres chanteurs s’attaquent aux morceaux qu’elle avait alors dénichés et sauvés de l’oubli.
La recette de l’Hotel Metamorphosis est simple mais géniale : prenez trente des plus beaux airs écrits par le Prêtre roux, associez-les à d’autres morceaux instrumentaux (1) et, au lieu des récitatifs traditionnels, combinez les numéros musicaux avec des lectures tirées des Métamorphoses d’Ovide ou de Rainer Maria Rilke afin de créer une histoire dans laquelle les personnages de la mythologie revivent. Prenez ensuite un dramaturge, ici Olaf A. Schmitt, qui choisit le personnage d’Orphée comme narrateur, l’actrice Angela Winkler, et voilà que se recrée cette tension dramaturgique qui fait souvent défaut dans les œuvres de Vivaldi. Une opération, comme le souligne Capuano dans le programme, qui vise également à rendre les œuvres vocales de Vivaldi, qui ne font pas partie du répertoire lyrique standard, plus accessibles au public moderne, afin d’offrir une introduction captivante à l’art du compositeur vénitien.
Hotel Metamorphosis s’articule autour de cinq histoires et d’un prologue où Cecilia Bartoli, dans le rôle d’Eurydice, disparaît littéralement des yeux de son Orphée en s’enfonçant dans les draps du lit (astuce utilisée par Dimitris Papaioannou dans son spectacle Insidede 2011) après avoir chanté « Sol da te, mio dolce amore » tiré de L’Orlando furioso, avec des pianissimi évanescents accompagnés par la flûte traversière envoûtante de Jean-Marc Goujon.
Quatre histoires de « métamorphoses »
La première histoire est celle du sculpteur Pygmalion qui réussit à sculpter une figure féminine si parfaite qu’il la considère comme humaine et tombe amoureux de sa propre création. La figure se transforme en un être de chair et d’os et rend son amour à son créateur. Le Pygmalion incarné par Philippe Jaroussky est imaginé par Barrie Kosky comme un vieil homme à lunettes qui vit avec une poupée synthétique qu’il traite comme sa femme. Nous entendons ici le contre-ténor dans deux airs où l’on admire le style de l’interprète, dont la voix présente quelques faiblesses dans les aigus, compensées toutefois par la douceur de son émission et ses legato ineffables.
La seconde est celle d’Arachné, célèbre pour son talent de tisserande, qui attire de nombreux admirateurs mais est indignée d’avoir été prise pour une élève de Minerve, déesse de la sagesse et des arts. Minerve rend visite à Arachné sous les traits d’une vieille femme qui la met en garde contre toute concurrence avec la déesse, mais Arachné la défie dans un concours d’habileté artistique. Minerve crée une œuvre d’art qui représente la nature unique du monde des dieux, tandis qu’Arachné montre comment les dieux, sous diverses formes, trompent l’humanité. Humiliée par Minerve, Arachné tente de se suicider. Mais la déesse la transforme en araignée afin qu’elle puisse continuer à tisser. Pour Kosky, Arachné devient une diva des temps modernes, tout comme Bartoli qui joue le jeu avec autodérision parmi ses fans adorateurs, les photographes et les journalistes. L’un d’eux l’interviewe sur les notes de « Quell’augellin che canta » de La Silvia, opéra de Vivaldi de 1721, où la chanteuse déploie une agilité aérienne. Le défi avec Minerva est celui de deux artistes visuels qui utilisent l’intelligence artificielle pour créer des transformations visuelles spectaculaires en duo sur les notes de « In braccio de’ contenti » tiré de La gloria di Imeneo, avant de relever le défi sur le plan vocal avec deux formidables airs de fureur : « Armate face et anguibus » tiré de Juditha triumphans pour Aracne et « Se lento ancora il fulmine » tirée d’Argippo pour Minerva, interprétée par Nadežda Karyazina, chanteuse à la grande présence scénique et à la technique excellente, malgré un vibrato excessif dans la voix.
Dans la troisième histoire, nous faisons la connaissance de Mirra, fatalement attirée par son père, qui rejette tous les prétendants qu’il lui présente. Se confiant à sa meilleure amie, une nuit, alors que la mère de Mirra est absente, celle-ci parvient à introduire Mirra dans le lit de son père et, dans l’obscurité, il ne reconnaît pas sa jeune maîtresse. Elle partage le lit de son père pendant plusieurs nuits, jusqu’à ce qu’il décide de la voir et reconnaisse sa fille qui, prise de remords, s’enfuit, enceinte de son géniteur. Dans sa situation désespérée, Mirra implore les dieux qui la transforment en arbre. C’est ici Lea Desandre qui reprend deux chevaux de bataille de Bartoli : « Agitata da due venti » (« Agitée par deux vents ») de La Griselda et « Anderò, volerò, griderò » (« J’irai, je volerai, je crierai ») d’Ercole sul Termodonte. Les coloratures et les passages virtuoses sont abordés et résolus sans faire trop regretter le modèle de référence !
La quatrième histoire est celle du jeune Narcisse, entouré d’hommes et de femmes qui l’adorent, mais qu’il repousse tous. La déesse de la vengeance exauce le souhait de l’un des hommes qu’il a repoussés afin que Narcisse ne puisse jamais posséder la personne qu’il aime. Au bord d’un étang, Narcisse voit son reflet dans l’eau, sans le reconnaître comme tel, et tombe amoureux de son image réfléchie. La nymphe Écho est fascinée par lui, mais il n’a d’yeux que pour son propre reflet. Une punition infligée par la déesse Junon fait qu’Écho ne peut répondre qu’avec les derniers mots qu’elle a entendus. Angoissée par son amour non partagé pour Narcisse, son corps disparaît progressivement et Écho continue à vivre sous forme de son. Réalisant qu’il n’aime que son propre reflet, Narcisse est consumé par le désir et se transforme en fleur. En confrontant les deux figures de Narcisse et de son reflet, Jaroussky interprète avec une grande intensité « Gemo in un punto e fremo » tiré de L’Olimpiade et « Sento in seno ch’in pioggia di lacrime » (Je sens dans ma poitrine une pluie de larmes) tiré de Tieteberga.
À la fin de l’histoire, Orphée ne parvient pas à ramener à la vie sa bien-aimée Eurydice et est brutalement assassiné par les ménades. Eurydice frissonne d’horreur à sa mort et leurs corps transformés disparaissent dans l’obscurité. La Bartoli revient dans le rôle d’Eurydice en chantant « Sposa son disprezzata » (Bajazet) et « Gelido in ogni vena » (Farnace), un sommet de force dramatique obtenu grâce à des sons filés spectraux et de fortes explosions soudaines.
Gianluca Capuano et Barrie Kosky aux commandes d’un spectacle inoubliable
Dirigés avec style par Gianluca Capuano, Les Musiciens du Prince déploient une palette variée de couleurs et de dynamiques qui servent au mieux les pages vivaldiennes, tant dans les airs que dans les interludes instrumentaux constitués de concertos avec instruments solistes. Capuano est également à l’origine des modulations inédites qui relient entre elles les différentes pièces avec une belle efficacité théâtrale. La présence de l’ensemble choral Il Canto di Orfeo vient compléter la partie musicale exceptionnelle de ce spectacle inoubliable.
Avec les décors de Michael Levine, Kosky situe l’action dans la même chambre d’hôtel aseptisée occupée successivement par les différents personnages : au fond se trouve la porte par laquelle entrent les serveurs qui remettent chaque fois la chambre en ordre, au centre un lit et une grande fenêtre à droite. Derrière le lit, un tableau représentant à chaque fois une nouvelle scène mythologique. Klaus Bruns dessine les costumes contemporains et Franck Evin prend en charge un jeu de lumières raffiné. La vidéo graphique de rocafilm occupe une place prépondérante dans l’épisode d’Arachné. Le résultat est un spectacle visuellement époustouflant, plein d’idées originales et animé par les chorégraphies très vivantes d’Otto Pichler, réalisées par un grand nombre de danseurs exceptionnels. L’enthousiasme du public est à son comble et les rappels infinis !
Eurydice / Arachne : Cecilia Bartoli
Statua / Myrrha / Echo : Lea Desandre
Minerva / Nutrice / Juno : Nadezhda Karyazina
Pygmalion / Narcissus : Philippe Jaroussky
Orpheus : Angela Winkler
Danseurs : Rachele Chinellato, Jia Bao Beate Chui, Martje de Mol, Fanny De-Ponti, Matt Emig, Claudia Greco, Alessio Marchini, Prince Mihai, Rouven Pabst, Teresa Royo, Felix Schnabel, Rens Stigter
Il Canto di Orfeo, solistes : Jiayu Jin, Laura Andreini, Stefano Gambarino
Les Musiciens du Prince — Monaco
Direction musicale : Gianluca Capuano
Chef de chœur : Jacopo Facchini
Mise en scène: Barrie Kosky
Chorégraphie : Otto Pichler
Décors : Michael Levine
Costumes : Klaus Brun
Lumières : Franck Evin
Vidéo : Rocafilm
Concept et Dramaturgie : Olaf A. Schmitt
Hotel Metamorphosis
Pastiche en deux actes sur une musique d’Antonio Vivaldi, textes d’Ovide (traduits en allemand par Hermann Heiser) arrangés par Barrie Kosky et Olaf A. Schmitt.
Salzbourg, Haus für Mozart, representation du dimanche 10 août 2025.