La créatrice de Carmen : « à la Goya »
L’année du cent-cinquantenaire de la création de Carmen et de la disparition de Bizet est riche en spectacles et enregistrements, tel celui primé par notre Rédacteur : Rebelle ! hommage à Célestine Galli-Marié. De leur côté, les éditions Actes Sud / Palazetto Bru Zane publient l’excellent Carmen à sa création. Une Andalousie âpre et fauve d’Hervé Lacombe, suivi de Et Célestine Galli-Marié créa Carmen, opus de poche signé par le musicologue Patrick Taïeb. Le titre est loin d’être seulement médiatique. Car, à l’instar de Brigitte Bardot dans Et Dieu créa la femme de Vadim (1956), la chanteuse Galli-Marié contribua à créer le mythe de la bohémienne dans Carmen de Bizet, Meilhac et Halévy (1875), opéra-comique devenu iconique au fil de sa diffusion mondiale. L’artiste a également côtoyé des artistes contemporains, parmi lesquels le compositeur E. Paladilhe, la romancière George Sand dont elle créa le rôle de La petite Fadette (1869) dans son adaptation à la scène lyrique.
L’enquête historique, archivistique et musicographique de l’auteur nous transporte vers les coulisses du XIXe siècle afin de débusquer les traces d’une interprète singulière, dont la véritable date de naissance (1837 au lieu de 1840) permet de préciser la période de maturité lors de sa prise de rôle. Être une « enfant de la balle », formée par un père chanteur de l’Opéra de Paris, comme ses sœurs Irma et Paola, divas d’opérette : c’est déjà déterminant. D’autant que Mécène Marié de L’Isle (le père) publie une méthode atypique de chant, hors des standards du Conservatoire de Paris, dont Célestine et Paola (la cadette) tirent grand profit au fil de leur carrière. Se hisser aux emplois de grands rôles lyriques en région (dont La Bohémienne de M. Balfe à Rouen) avant d’intégrer la troupe de l’Opéra-Comique en 1862 : c’est un tremplin solide pour Célestine. Une fois dans la troupe, cultiver la solidarité avec ses collègues, se coller au répertoire et aux créations[1], telle celle de Mignon de Thomas (1866) : une sacrée expérience ! En outre, l’interprète polyvalente apprivoise les rôles « en pantalon » (de mezzo travestie en jeune homme) comme le romantique bouffon Fantasio ou les rôles d’indigène, tels le Khaled de Lara de Maillart, le jeune Vendredi[2] du Robinson Crusoé d’Offenbach. Plus que cela encore. Pendant la gestation de Carmen, Célestine conseille probablement Bizet pour l’écriture de son air d’entrée de cigarière rebelle. C’est ainsi que la version initiale de l’air – élégante écriture d’opéra-comique avec chœur[3] – est balayée au profit de la fameuse Habanera. Celle-ci campe d’emblée la liberté d’une femme indomptable. Associé au jeu réaliste et au registre dramatique d’une actrice passionnée, ce choix ne plaira guère salle Favart, temple de la bourgeoisie bienséante, rebutée par l’immoralité de l’intrigue. Après la brutale disparition de Bizet (3 mois après la création), Célestine bataille farouchement afin d’imposer sa présence dans les reprises de Carmen (1883), face au directeur hostile de l’Opéra-Comique. Cette série de représentations participe de l’entrée au répertoire d’une grande œuvre par une artiste enfin plébiscitée, dont la carrière est déjà européenne. Cette série s’inscrit dans l’irrésistible ascension de Carmen alors portée par les théâtres de province (France) et, à l’échelle européenne, par la version de Guiraud avec récitatifs. « Le succès de Madame Galli-Marié comme actrice a été complet, saisissant, et a pris finalement les proportions d’un triomphe. L’intelligente comédienne, loin d’atténuer son personnage, le dessine d’un crayon énergique et farouche, à la Goya. » (Le Figaro, octobre 1883).
Hors de ce réseau biographique patiemment tissé (et complété par le féminicide de sa sœur Mécéna en 1874), le récit fluide de Patrick Taïeb approche la vérité d’un spectacle d’opéra au sein du système d’alternance que pratiquait toute maison d’Opéra. Soit la possibilité de jouer chaque soir d’une saison théâtrale, grâce à une troupe lyrique à demeure (comme la Comédie-Française aujourd’hui). L’auteur y développe la thèse convaincante d’une fabrication en partie collective du spectacle lyrique, qu’il faudrait « réinventer » de nos jours tout en considérant évidemment les sources musicales, textuelles et visuelles de chaque œuvre.
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[1] Et au piquant rôle de Colombine de La Surprise de l’amour, opéra-comique (et non « opérette », p. 39) de Ferdinand Poise.
[2] Grimée en afro-amérindien de couleur.
[3] « L’amour est enfant de Bohème » sur le cd de Karine Deshayes avec l’Orchestre Victor Hugo, Une amoureuse flamme (Klarthé, 2019).