Karine Deshayes, mezzo-soprano
Delphine Haidan, mezzo–soprano
Orchestre national Avignon-Provence, dir. Débora Waldman
Sisters
ROSSINI
Otello, Ouverture
La donna del lago (I, 8), « Vivere io non potrò » (Elena, Malcolm)
VIARDOT
Le dernier sorcier (II), « Pourrais-je jamais aimer une autre femme » Delphine Haidan
Ch.W. GLUCK
Orphée et Eurydice (I, 4), « Amour, viens rendre à mon âme » (Orphée) Karine Deshayes
VIARDOT
Le Mont de Géorgie, « Dans les plaines de Géorgie » Delphine Haidan
BERLIOZ
Les Troyens (I, 4), « Les chants joyeux » (Didon, Anna)
BERTIN
Fausto, Ouverture
ROSSINI
Elisabetta, regina d’Inghilterra (II, 5), « Non bastan quelle lagrime » (Elisabetta, Matilde)
BELLINI
I puritani (II, 7), « Qui la voce sua soave » (Elvira) Karine Deshayes
Ch.W. GLUCK
Orphée et Eurydice (III, 1), « J’ai perdu mon Eurydice » (Orphée) Delphine Haidan
DE GRANDVAL
Mazeppa (III), « La jardin de Kotchoubey » (Entracte)
Mazeppa (III), « Danse ukrainienne » (Divertissement)
ROSSINI
Semiramide (II, 7), « Giorno d’orror » (Semiramide, Arsace)
SAINT-SAËNS
El Desdichado, « Boléro »
1 CD NoMadMusic, 2025. Enregistré à Avignon en 2023. Notice de présentation en français et en anglais. Durée totale : 71:33
Résurrection d’atmosphères du XIXe siècle
Ce CD gravé à Avignon en 2023 (la notice d’accompagnement ne précise pas le lieu de l’enregistrement), Sisters reprend le programme du concert qu’avaient donné Karine Deshayes et Delphine Haidan en octobre 2022, d’abord à Opéra Grand Avignon, ensuite à la Philharmonie de Paris. Il perpétue aussi une collaboration entre les deux cantatrices qui avait déjà connu une étape importante grâce à la publication, en 2020, du CD de chez Klarthe Deux mezzos sinon rien, accompagné au piano par Johan Farjot.
Les deux sœurs en question sont les filles García, Maria et Pauline, les enfants des chanteurs Manuel García et María Joaquina Sitchez, mieux connues sous le patronyme de leurs époux respectifs : Maria Malibran et Pauline Viardot. Deux interprètes qui, par ailleurs, ne se sont guère rencontrées à la scène, car lorsque la cadette commençait sa carrière, l’aînée était déjà prématurément décédée depuis quelques mois des complications d’une désastreuse chute de cheval. Cela relève donc quelque peu du grand écart que de les rassembler, leurs répertoires traversant le XIXe siècle et s’inscrivant dans des esthétiques parfois bien différentes.
Force est de constater, du reste, que le choix des extraits proposés ne puise qu’accessoirement dans les titres abordés par l’une ou par l’autre de ces artistes. De Gluck à Saint-Saëns, en passant par Rossini et Berlioz, il s’agit plutôt de recréer des atmosphères, ce à quoi ce projet sait parfaitement satisfaire.
Les deux musiciennes s’affichent conjointement comme mezzo-soprano. Nous connaissons néanmoins les affinités de Karine Deshayes avec des rôles explorant les sphères les plus élevées du registre, tandis que le grave de Delphine Haidan rapproche davantage sa tessiture des couleurs du contralto. C’est d’ailleurs ce qui sert à merveille leur association, engendrant par endroits de jolis contrastes de timbre.
Dans cette belle aventure, elles sont épaulées par Débora Waldman et par l’Orchestre national Avignon-Provence, alternant l’exécution des quatorze morceaux présentés par quatre pièces entièrement musicales. L’Otello de Rossini est l’un des ouvrages les plus significatifs, avec Semiramide, de la rencontre inattendue entre les deux sœurs. L’un des personnages défendus par leur père, le Maure de Venise n’est pas inconnu de Maria Malibran non plus qui s’en empare pour une version en travesti au Théâtre-Italien en 1831 ; Desdemona étant, à des époques différentes, au répertoire des deux cantatrices. Nous n’entendons ici que sa sinfonia, dans une direction dynamique et enjouée qui a sûrement de l’éclat, tout en manquant un peu de corps. Plus rare, le Fausto de Louise Bertin, créé dans la même salle pendant la même saison, est illustré par son ouverture dont la fluidité des enchaînements ne saurait parfois cacher une certaine lourdeur. Apparemment, la compositrice française ne partage avec nos deux sœurs que l’intérêt que lui porte Berlioz, tout comme Clémence de Grandval ne leur est reliée que pour avoir été l’élève de Saint-Saëns. Les deux moments de son Mazeppa se distinguent alors par une savante entente entre les vents et les cordes, tout particulièrement dans le divertissement de la danse ukrainienne.
Des cinq duos sélectionnés, trois sont tirés d’œuvres rossiniennes, même si le seul véritable rendez-vous virtuel entre les modèles n’aurait pu se concrétiser que dans Semiramide, entre l’héroïne et son fils revenant, Maria Malibran ayant incarné les deux, Pauline Viardot Arsace seulement. La virtuosité du propos renouvelle le bonheur du serment de fidélité entre Elena et Malcolm de La donna del lago, duettino harmonieux qui témoigne d’une grande complicité, comme du reste l’unisson joignant les voix d’Elisabetta et de Matilde (autre titre du père), malgré les sentiments qui les opposent. Si Pauline a été le héros écossais à la scène, aucune des deux artistes n’a revêtu les habits des rivales de la cour d’Angleterre. C’est également le cas de Didon et d’Anna des Troyens à Carthage que Karine Deshayes et Delphine Haidan investissent avec passion, nonobstant une articulation pas toujours intelligible. Par son entrain, le boléro du Desdichado de Saint-Saëns, dédié aux filles de Pauline Viardot, se positionne en clôture de programme, en guise de bis. Il ne figurait d’ailleurs pas dans la distribution des concerts de 2022. Il est assuré avec brillant.
Des cinq morceaux solistes, trois sont dévolus à Delphine Haidan, deux à Karine Deshayes, l’Orphée de Gluck les ralliant, dans la version révisée par Berlioz, en 1859, pour Pauline Viardot. La première aborde la célèbre complainte de l’acte III, d’un lyrisme généreux, quoique distancié. La seconde chante le plus périlleux air de l’acte I, aux cadences écrites par la Viardot elle-même, faisant preuve d’une maîtrise exceptionnelle du souffle et de la ligne, de même que d’une colorature exemplaire dans les vocalises a cappella. C’est certainement l’un des morceaux de bravoure de l’enregistrement, l’autre étant vraisemblablement la folie d’Elvira des Puritani belliniens, dans la version Malibran, justement, apprêtée pour Naples, bien que cette dernière ne l’interprétât jamais, la partition n’étant pas arrivée à temps pour les représentations prévues. L’andantino se singularise ainsi par un phrasé remarquable, la cabalette par la rare ductilité de l’instrument. Dans les deux extraits restants, Delphine Haidan épouse la cause de Viardot compositrice, la variation des teintes compensant une diction légèrement en retrait dans Le dernier sorcier, alors que la chaleur du timbre nourrit les vers d’Ivan Tourgueniev dans Le Mont de Géorgie.
Un agréable accomplissement autour d’une époque, voire de deux, plus que l’évocation réelle des sœurs du titre. À écouter avec délectation pendant les fêtes qui approchent.

