Pour le premier concert de sa 22e édition, le festival Musicancy programme un concert épicé au cours duquel Lucile Richardot, entourée des musiciens de l’Ensemble Contraste, revisite la chanson populaire d’un large XXe siècle et aborde sans tabou – mais non sans humour – le sentiment amoureux et la libido féminine.
Mademoiselle chante l’amour
Avec plus d’un mois d’avance sur la saison des concerts estivaux, la directrice artistique Fannie Vernaz et toute son équipe avaient donné rendez-vous au public pendant le long weekend du 1er mai pour lancer la 22e édition du festival Musicancy. Au cœur du Tonnerrois, dans des paysages de carte postale, ces rencontres musicales convient chaque année dans le plus beau château de l’Yonne des amateurs de musique et de vins de Bourgogne qui trouvent là l’occasion de communier tour à tour aux arts de Melpomène et de Bacchus.
Puisque le festivalier d’Ancy-le-Franc a l’âme d’un sybarite, il ne fallait pas davantage qu’un concert malicieusement intitulé Les Nuits d’une demoiselle pour piquer sa curiosité et marquer d’une pierre blanche le samedi 3 mai sur l’agenda de ses sorties musicales. Et qu’importe si une météo menaçante contraint les organisateurs à déplacer in extremis le concert de la cour du château vers la salle polyvalente du village : pour ce premier rendez-vous de l’édition 2025, Musicancy est parvenu à réunir ses spectateurs les plus fidèles auxquels sont venus s’agréger des touristes étrangers de passage, des Parisiens en villégiature dans leurs résidences secondaires et même la silhouette familière d’un comédien rendu célèbre par le succès de la série télévisée Dix pour cent.
Côté affiche, il revient à la mezzo Lucile Richardot, tout récemment auréolée d’une Victoire de la Musique Classique, d’ouvrir le festival avec un programme qu’elle a déjà interprété à plusieurs reprises, notamment à l’arsenal de Metz en début d’année. Parfaitement à l’aise avec l’intitulé égrillard du concert, à mille lieues de la diva capricieuse qui prétexte l’imminence du lever de rideau pour se claquemurer dans sa loge, elle assure elle-même au côté du pianiste-arrangeur Johan Farjot le moment d’échange avec le public que Fannie Vernaz a institué l’an dernier sous le nom de Clé d’écoute. Trente minutes avant d’entrer en scène, avec un naturel et une gouaille qui séduisent aussitôt la vingtaine de spectateurs présents, Lucile Richardot crée instantanément les conditions d’un véritable échange.
On retiendra de ce temps de rencontre informel que Les Nuits d’une demoiselle est un projet né dès 2022 autour de l’envie gourmande d’interpréter les mots crus de Paulette Renard. Lucile Richardot parle ouvertement de son goût pour la variété populaire et les chansons qui contiennent toujours un fragment de vie, comme un miroir tendu au public. À ses côtés, Johan Farjot décrypte pour le public l’architecture du programme et dévoile un parcours musical qui, de quelques emprunts à la musique savante de la fin du XIXe siècle jusqu’à des arrangements de tubes beaucoup plus récents, explore le sentiment amoureux féminin et son inflexion progressive, de la passion romantique jusqu’à l’expression typiquement française d’un sentiment plus pudique et désabusé…
Est-ce leste ?
Moins de vingt minutes après la Clé d’écoute où elle était allée à la rencontre du public en toute simplicité, coiffée comme la poupée du diable, Lucile Richardot apparait sur la scène de la salle polyvalente d’Ancy-le-Franc dans les atours apprêtés d’une véritable artiste de music-hall. D’une décontraction canaille, interpelant le public en usant du gentilé « les Ancéacquais » que ne connaissent que les cruciverbistes patentés, la chanteuse met immédiatement la salle dans sa poche et l’hypnotise de sa voix chaude et enveloppante.
Construit comme une déambulation au cœur de la psyché féminine, le récital commence pianissimo avec « La Solitude » : posée sur les pizzicati du violon, la voix surdimensionnée de Lucile Richardot ne fait qu’une bouchée du souvenir de Barbara pour imposer de toute évidence un personnage de femme égarée, privée à son corps défendant de toute libido.
Dès le titre suivant qu’elle accompagne de claquements de doigts, la chanteuse livre une interprétation élégamment jazzy de « Il n’y a plus d’après », imposant au cœur du morceau une rupture de rythme qui donne à entendre un troisième couplet dont le swing nous éloigne très vite de l’univers du mélodiste Guy Béart et de son interprète Juliette Greco. Tel un caméléon vocal, Lucile Richardot enchaine sur « Je hais les dimanches » : le corps de l’artiste parait alors se redresser, la colonne d’air s’ouvre et la chanson composée par Charles Aznavour pour Florence Véran en 1950 prend soudain une dimension lyrique dès lors que l’interprète assume son statut de diva et s’abandonne à un exercice de cross-over jubilatoire.
Une fois refermée la parenthèse de ce préambule doux-amer, le récital enchaine sur deux titres qui offrent à Lucile Richardot l’opportunité d’interprétations plus théâtralisées et amènent aux lèvres du jeune public des éclats de rire sonores. Aux antipodes de la diction grandiloquente de Jacques Brel, « Au suivant » devient la lamentation d’une femme dont aucun homme ne réussit à satisfaire la fringale amoureuse tandis que la « Complainte du progrès », lorsqu’elle est chantée par une femme en lieu et place de Boris Vian, gagne en revendication féministe ce qu’elle perd un peu de poésie absurde.
Parmi la vingtaine de titres qui composent le programme de ces Nuits d’une demoiselle, on retiendra aussi la valse primesautière et nostalgique à la fois dont nous connaissons tous l’interprétation de Bourvil : « C’était bien ». Dans un silence de cathédrale, Lucile Richardot en délivre une version intimiste, à fleur d’émotion, qui fait monter les larmes aux yeux.
Au cœur de la soirée, quelques emprunts à la musique savante permettent aussi à la chanteuse de réendosser sa pelisse de diva et de donner à entendre un timbre de mezzo charnu, mordoré et homogène sur toute la tessiture comme on en a rarement entendu. Extraite du cycle La Courte paille que Poulenc compose en 1960 sur des poèmes de Maurice Carême, la mélodie de « La Reine de cœur » et son texte sublimement poétique révèlent une interprète subtile qui a digéré tout l’immense héritage de Régine Crespin. L’extrait de La Périchole « Ô mon cher amant » doit lui aussi beaucoup à l’art de Crespinette : comme la diva marseillaise, Lucile Richardot a l’intelligence d’aborder Offenbach avec le plus grand sérieux et de ne pas prendre à la légère le génie mélodique du petit Mozart des Champs-Élysées. « J’ai deux amants », d’André Messager, est délivrée avec davantage de gouaille sans que jamais le texte de Sacha Guitry ne bascule dans la vulgarité.
Au deux-tiers du récital, « Les Nuits d’une demoiselle » et sa litanie grivoise sont le moment unanimement attendu par l’ensemble du public ! Sans précipitation mais en savourant chaque vers avec délectation, comme on garde en bouche une gorgée de vin pour profiter de tous ses arômes, Lucile Richardot assume effrontément un texte aux images toutes plus éloquentes les unes que les autres mais sait préserver la pudeur des chastes oreilles enfantines en savonnant volontairement le seul vers explicitement vulgaire du dernier couplet.
Autour de Lucile Richardot, les quatre musiciens de l’Ensemble Contraste tissent un écrin élégant qui doit beaucoup à la finesse et à l’originalité des arrangements du pianiste Johan Farjot. Si c’est incontestablement avec l’altiste Arnaud Thorette que la chanteuse parait nourrir la complicité la plus étroite, chacun des membres du quatuor se plie en quatre pour habiller d’habits neufs des mélodies pourtant inscrites dans la mémoire collective du public.
Quelques pièces orchestrales placées au cœur de la soirée permettent opportunément à Lucile Richardot de s’éclipser un moment (« Je vais faire pipi (sic)… Évidemment non : je suis une licorne » plaisante-t-elle avec le public) ; parmi celles-ci, un Nocturne de Nadia Boulanger enveloppe momentanément la salle polyvalente d’Ancy-le-Franc d’une nuit enfiévrée et parcourues de rêveries érotiques délicieusement évoquée par l’entrelac des lignes mélodiques du piano et de l’alto.
Le récital se conclut par un détour outre-Atlantique où la French touch était déjà à la mode dans les années 1950. D’abord un peu débordée par le texte de « Incurably romantic », Lucile Richardot livre une interprétation autrement convaincante de « I love Paris » au cours de laquelle elle démontre un véritable abattage à l’anglo-saxonne et gagne ses galons de vedette américaine prête à affronter les planches de Broadway.
Scène et salle ayant tissé en l’espace de 90 minutes un lien d’intimité très fort, Lucile Richardot et l’Ensemble Contraste font au public de Musicancy le cadeau de trois bis unanimement appréciés. Après une interprétation collégiale de l’inusable « La Vie en rose », ce sont soudain les premiers accords de « La Chanson d’Hélène » composée par Philippe Sarde sur des paroles de Jean-Loup Dabadie pour accompagner les images des Choses de la vie de Claude Sautet, qui résonnent mélancoliquement dans la salle polyvalente. Sans la voix vibrante de Romy Schneider ni les répons de Michel Piccoli, le titre perd une part de sa magie mais la manière dont Lucile Richardot l’habite intensément laisse entrevoir une faille et peut-être un rapport très intime à ce titre.
La soirée se conclut sur une reprise de « Si j’étais un homme » de Diane Tell, titre qui fit les beaux jours des hits parade au début des années 1980 et que Radio Nostalgie programme encore à l’envi. Dans la bouche de Lucile Richardot, le texte qu’on pensait rabâché prend soudain une tout autre dimension et vient conclure ces Nuits d’une demoiselle par des revendications aux accents féministes qui contrastent avec les textes désabusés du début du récital.
Les applaudissements nourris des spectateurs et la foule qui s’attarde après le spectacle autour du foodtruck Il Topolino, malgré l’orage qui menace, récompensent à leur juste valeur les efforts de Fannie Vernaz et de toute l’équipe de Musicancy pour proposer chaque été au cœur du Tonnerrois une programmation variée mais toujours exigeante.
Les amateurs de voix et de chant trouveront au cours de la 22e édition du festival plusieurs occasions de revenir à Ancy-le-Franc, soit pour y découvrir le conte musical Le Petit vagabond, d’Edwin Baudo, le 28 juin, ou pour goûter au Pygmalion de Jean-Philippe Rameau dans le cadre enchanteur de la cour du château le 17 juillet.
Lucile Richardot, Mezzo-soprano
Ensemble Contraste
Arnaud Thorette, alto
Rozenn Le Trionnaire, clarinette
Alix Merckx, contrebasse
Johan Farjot, piano et arrangements
Les Nuits d’une demoiselle
La Solitude – Barbara (1930-1997)
Il n’y a plus d’après – Guy Béart (1930-2015)
Je hais les dimanches – Florence Véran (1922-2006)
Au suivant – Jacques Brel (1929-1978)
La Complainte du Progrès – Boris Vian (1920-1959)
Black Trombone – Serge Gainsbourg (1928-1991)
C’était bien (Le Petit bal perdu) – Gaby Verlor (1921-2005)
Oblivion – Astor Piazzolla (1921-1992)
Nocturne – Lili Boulanger (1893-1918)
La Reine de cœur – Francis Poulenc (1899-1963)
Ô mon cher amant (La Périchole) – Jacques Offenbach (1819-1880)
Sicilienne – Gabriel Fauré (1845-1924)
J’ai deux amants – André Messager (1853-1929)
La Vie en rose – Edith Piaf (1915-1963)
Les Nuits d’une demoiselle – Colette Renard (1924-2010)
Incurably romantic – Yves Montand (1921-1991)
I love Paris – Cole Porter (1891-1964)
Mambo italiano – Bob Merrill (1921-1998)
Jolie môme – Léo Ferré (1916-1993)
Bis
La Chanson d’Hélène – Romy Schneider (1938-1982)
Si j’étais un homme – Diane Tell (née en 1959)
Salle polyvalente d’Ancy-le-Franc, récital du samedi 3 mai 2025.