Il Furioso nell'isola di San Domingo , Festival Donizetti de Bergame, dimanche 16 novembre 2025.
Il Furioso nell’isola di San Domingo revient à Bergame dans une nouvelle édition critique. Alessandro Palumbo dirige avec élégance et passion une partition d’une grande finesse ; Paolo Bordogna, Nino Machaidze et Santiago Ballerini excellent dans leurs parties. La mise en scène visionnaire de Renga, entre souvenirs et décors exotiques, met en lumière une œuvre qui, à son époque, était l’une des plus populaires du musicien avant d’être négligée par la suite.
Un opera semiseria devenu très rare
Après la tragédie (Caterina Cornaro) et la comédie (Il campanello et Deux hommes et une femme), le Donizetti Opera Festival propose un opera semiseria : Il furioso nell’isola di San Domingo, clôturant ainsi le triptyque lyrique du festival. À Bergame, l’œuvre avait déjà été présentée en 1987 et en 2013, mais elle est ici proposée dans une nouvelle édition critique réalisée par Eleonora di Cintio, qui rétablit certains numéros de l’original créé le 2 janvier 1833 au Teatro Valle de Rome.
Après le triomphe milanais de L’elisir d’amore, l’attente était grande pour le nouvel opéra du compositeur bergamasque, alors au sommet de sa carrière. Le sujet est tiré d’un épisode de Don Quichotte dans lequel le chevalier errant, dans la Sierra Morena, rencontre un homme fou de désespoir qui s’est réfugié dans les gorges montagneuses à cause d’une déception amoureuse. Le livret est confié à Jacopo Ferretti, déjà auteur pour Donizetti de Zoraida di Granata, L’ajo nell’imbarazzo et Olivo e Pasquale, ainsi que de La Cenerentola de Rossini ; plus tard, il écrira également son Torquato Tasso.
Acte I.
Sur une île frappée par la tempête vit Cardenio, un naufragé devenu fou après la trahison de sa femme. Marcella, une jeune insulaire, tente de l’aider en secret, tandis que son père Bartolomeo et le serviteur Kaidamà redoutent ses accès de violence.
Un nouveau naufrage amène sur le rivage Eleonora, une femme bouleversée qui avoue avoir trahi son mari et croit être punie par le destin. Elle est recueillie par Marcella sans savoir que Cardenio, le fou qu’elle fuit, est justement son mari.
Cardenio erre, obsédé par sa douleur, et terrorise Kaidamà. Sur un autre navire arrive Fernando, le frère de Cardenio, décidé à retrouver son frère.À l’abri dans une cabane, Eleonora veut révéler sa présence mais n’ose pas. Fernando retrouve enfin Cardenio et tente de le ramener à la raison. Lorsque Eleonora se jette aux pieds de son mari pour demander pardon, Cardenio, incapable de surmonter la trahison, la repousse et s’enfuit à nouveau, laissant Eleonora évanouie.
Acte II.
Sur la plage, les insulaires cherchent Cardenio, toujours en fuite. Il réapparaît en proie au désespoir. Eleonora le rejoint, s’accusant de l’avoir détruit. Cardenio, devenu presque aveugle, implore de l’aide ; elle l’assiste en jurant de ne plus le quitter. Il retrouve peu à peu la vue et se montre tendre, mais dès qu’il la reconnaît, la rage le reprend : il veut la tuer. Fernando intervient et l’en empêche.
Cardenio tente alors de se noyer, mais Fernando le sauve. Cardenio semble retrouver peu à peu la raison. Fernando annonce que son frère souhaite rentrer au pays et que la pitié qu’il ressent pourrait raviver l’amour. Au coucher du soleil, Cardenio paraît apaisé, bien qu’encore tourmenté intérieurement. Kaidamà apporte deux pistolets ; Cardenio décide que seule une mort partagée avec Eleonora pourra mettre fin à leur tragédie. Fernando amène Eleonora devant lui. Elle avoue encore sa faute. Cardenio lui tend une arme pour qu’ils meurent ensemble. Mais, lorsque les habitants surgissent avec des torches, ils découvrent qu’Eleonora ne vise pas Cardenio, mais elle-même. Touché par ce geste de sincérité et de sacrifice, Cardenio comprend enfin son repentir. Le couple se réconcilie, et les insulaires célèbrent le dénouement heureux.
L’histoire se déroule en Espagne et dans les Caraïbes, dans un contexte colonial qui reflète le problème brûlant de l’esclavage des Noirs déportés des côtes africaines. Ce thème est présent dans le personnage de Kaidamà, le serviteur maure qui, bien que comique et grotesque, restitue avec crudité la dynamique violente de la relation esclave-maître. Le côté comique du personnage, partagé entre la crainte du fouet de son maître et les menaces du « fou furieux », n’efface ni la brutalité de la condition servile, ni la charge raciste bien présente dans les paroles de Bartolomeo, gardien des esclaves. Le livret aborde également une autre question délicate : l’adultère féminin. Éléonore, épouse de Cardenio — le « furieux » du titre — s’était laissée séduire par un imposteur, puis a été condamnée à mort. Ce n’est qu’à la fin, grâce à son repentir, qu’elle obtient le pardon et retrouve son mari. Malgré un sujet pour le moins épineux, l’œuvre connut un énorme succès et resta longtemps parmi les plus jouées, grâce notamment à la puissance de la musique.
Magistrale direction d’Alessandro Palumbo
L’œuvre s’ouvre sur une symphonie en deux parties – Larghetto en ré mineur et Allegretto en ré majeur – qui en révèle le caractère semi-sérieux : premier mouvement dramatique et tendu, second mouvement brillant et insouciant. Il apparaît immédiatement, sous la direction d’Alessandro Palumbo, à la tête de l’Orchestra Donizetti Opera, avec Hana Lee au pianoforte, que nous nous apprêtons à entendre quelque chose de spécial… Le jeune chef met en valeur avec raffinement l’élégance limpide de la partition, révélant les différents plans sonores et les couleurs d’une écriture presque chambriste, où les sections orchestrales sont traitées avec un équilibre exemplaire. Les dynamiques, généralement contenues, savent se montrer entraînantes dans les moments cruciaux, comme dans le magnifique sextuor de la première finale, une page qui n’a rien à envier aux meilleures finales de Rossini. La lecture précise et affectueuse de Palumbo trouve son écho dans le phrasé de l’orchestre, lumineux et riche de couleurs. Le chœur masculin de l’Accademia Teatro alla Scala, préparé par Salvo Sgrò, est attentif et efficace. L’équilibre entre la fosse et la scène est parfait.
Une distribution superlative
La distribution est de grande qualité : Cardenio oblige Paolo Bordogna à abandonner son habituelle tonalité humoristique : ici, l’écriture est tout à fait sérieuse, avec des moments fortement dramatiques. Le premier interprète du rôle fut Giorgio Ronconi — l’Enrico de Il campanello et le premier Nabucco . Le rôle, complexe et exigeant, nécessite un baryton à la grande tessiture, capable de passer du registre grave de la basse à celui aigu du ténor. Bordogna relève le défi avec une technique solide et une sensibilité théâtrale sûre, sans jamais tomber dans la caricature et en résolvant avec mesure les sautes d’humeur du personnage.
Pour sa première fois au festival, Nino Machaidze incarne une Éléonore d’une grande noblesse, avec des aigus lumineux, une agilité précise et un beau phrasé. Le côté comique de Kaidamà trouve en Bruno Taddia un interprète idéal : grâce à son instinct scénique, il transforme le personnage de l’esclave en un personnage digne de Beckett ou d’Ionesco, burlesque mais à la fois amer et résigné. Valerio Morelli et Giulia Mazzola donnent vie aux portraits musicaux de Bartolomeo et Marcella : le premier est mesuré et efficace, la seconde sensible et affectueuse.
Avant le concertato tourbillonnant du premier finale, l’entrée en scène de Fernando, interprété par le ténor Santiago Ballerini (récemment applaudi dans Tancredi à Rouen), auquel Donizetti confie une scène très spectaculaire, est saisissante. Selon les didascalies, « un navire avance toutes voiles déployées, d’où débarquent de nombreux marins espagnols, puis Fernando, qui se met immédiatement à parcourir la scène en examinant la falaise ». Au chœur qui chante « Ecco alfin l’onde tranquille » (Voici enfin les flots apaisés »), Fernando répond par un récitatif, un air (« Dalle piume in cui giacea ») et une cabalette (« Ah ! Dammi o ciel pietoso ») avec stretta et pertichini du chœur (« A quel suo cuore eguale | di figlio un cor non v’è »), reprise avec variations et l’aigu traditionnel. Une structure très efficace dans laquelle le ténor argentin – déjà admiré dans La Zarzuela comme dans La rondine de Puccini – déploie un timbre glorieux, un beau phrasé, des aigus lumineux et une présence scénique audacieuse, donnant ainsi une noble profondeur à son personnage.
Succès complet auprès du public !
Dans la mise en scène de Manuel Renga, Fernando ne descend pas d’un navire mais sort d’un placard : l’effet est néanmoins théâtralement efficace. Le metteur en scène originaire de Brescia évoque les Caraïbes sur les murs de la scène unique – qui fait cependant l’objet de variations visuelles avec beaucoup d’inventivité – en s’inspirant des décorations exotiques des demeures du XVIIIe siècle de Bergame Alta. Palmiers, bananiers, fougères, cactus, oiseaux, tous dans des tons rose, bleu ciel et émeraude, se succèdent dans les décors d’Aurelio Colombo, qui signe également les costumes, amusants et colorés.
La clé de lecture est la mémoire : Le vieux Cardenio évoque son passé, et passé et présent s’entremêlent avec fluidité, suspendus entre réalité et souvenir. La conception des lumières suggestives d’Emanuele Agliati accompagne les changements de scène avec des touches poétiques et ironiques. Le premier finale est inoubliable : dans le tumulte « rossinien » du concertato, même les meubles dansent en suspension : un moment de grand théâtre qui a enthousiasmé le public, qui a ovationné chaleureusement les chanteurs, le chef d’orchestre, le metteur en scène et ses collaborateurs. Un spectacle dont une reprise se justifierait pleinement !
En 1825, Donizetti n’a présenté aucune nouvelle œuvre ; c’est pourquoi le « titre du bicentenaire » fait défaut cette année. L’année prochaine, pour la douzième édition du festival, nous redécourvirons Alahor in Granata (1826). L’esule di Roma et Le convenienze ed inconvenienze teatrali feront également leur retour.
Cardenio : Paolo Bordogna
Eleonora : Nino Machaidze
Fernando : Santiago Ballerini
Bartolomeo : Valerio Morelli
Marcella : Giulia Mazzola
Kaidamà : Bruno Taddia
Orchestra Donizetti Opera, Coro dell’Accademia Teatro alla Scala (Maestro del Coro Salvo Sgrò), dir. Alessandro Palumbo
Maestra al fortepiano Hana Lee
Mise en scène : Manuel Renga
Décors et costumes : Aurelio Colombo
Lumières : Emanuele Agliati
Il furioso nell’isola di San Domingo
Melodramma en deux actes de Gaetano Donizetti, livret de Iacopo Ferretti, créé le 2 janvier 1833 à Rome (Teatro Valle)
Edition critique : Eleonora Di Cintio
Festival Donizetti de Bergame, représentation du dimanche 16 novembre 2025.

