La Biche aux neuf bijoux, Festival international d’Aix-en-Provence, 8 juillet 2025
Création mondiale du Festival international d’Aix-en-Provence, La Biche aux neuf bijoux intrigue les publics du LUMA d’Arles (partenaire du Festival). Croisant les cultures d’Inde du sud et de l’Occident, l’œuvre est une création collective tissée par la compositrice Sivan Eldar, les chanteuses Ganavya Doraiswamy et Aruna Sairam dans une mise en scène de Peter Sellars.
Au croisement de trois contes indiens et de trois temporalités
La première singularité de The Nine Jewelled Deer est de mêler trois intrigues indiennes dans sa trame narrative chantée/parlée en anglais ou en tamoul (surtitrage français). La première, le conte de La Biche aux neuf trésors, est issue du Játaka bouddhiste (Ier siècle) et fixée sur la peinture rupestre des grottes de Mogao. Il narre les aventures d’un brigand sauvé de la noyade par la Biche, qui révèle le secret de sa cache au roi. Ce dernier précipite sa chasse vers l’animal totem. La seconde est une saynète contemporaine, empruntée à la biographie de la grand-mère sud-indienne de l’interprète Ganavya Doraiswamy. Son aïeule accueillait dans sa cuisine « les cabossés de la vie qu’elle soignait par le chant ». L’histoire intemporelle d’un riche marchand, souffrant par compassion du malheur d’autrui, devient la troisième source, tirée du recueil, le Sutra de Vimalakirti (Ier siècle). Sous ces trois récits et temporalités, adaptés par l’autrice Lauren Groff, se tapit un message : subir la violence du monde (passée comme présente) n’entame pas « les secrets de l’Éveil – cet état suprême de connaissance et de compassion » (notes de programme) que transmet le bouddhisme. Le lien entre création et rumeurs de notre monde est à nouveau au cœur de la commande lyrique du Festival, comme il l’était pour le fabuleux conte lyrique Picture a day like this de Benjamin et Cripp en 2023.
Théâtre musical ou poésie bouddhique ?
Créer une œuvre dramatique musicale en phase avec l’actualité philosophique, sociale ou politique du monde, c’est la griffe du théâtre musical depuis l’après 68 au festival d’Avignon (de G. Ligeti à G. Aperghis ). Signée de Sivan Eldar[1] et Ganavya Doraiswamy, et mise en scène par Peter Sellars, La Biche aux neuf trésors s’apparente à ce courant par sa conception et réalisation collaboratives, qui outrepassent la dimension collective de toute création lyrique. En effet, depuis le processus initial jusqu’à la création sur le plateau, cet « opéra de chambre » cultive l’interaction des artistes selon leur compétence : musicale, littéraire, mise en scène et peinture. Nous avons déjà évoqué le croisement des trois sources textuelles. Côté écriture musicale, la rencontre de la contemporanéité (instrument et électroacoustique) et du chant traditionnel d’Inde du Sud est un défi qui s’affirme peu à peu dans cet opéra de chambre. Et ce, depuis la longue introduction qui, tel le début d’un raga, instaure progressivement la modalité envoûtante, en interactivité du public, chantant à l’invitation de l’artiste Ganavya. Côté mise en scène et décor, la simplicité habite la scène réduite (sur l’immense Grande Halle du LUMA) afin de suggérer l’intimité des récits légendaires et biographiques : coussins, tapis, bols remplis d’eau pour devenir un gamelan. Ces récits s’enchaînent sous le format de tableaux successifs. Surgi du noir de scène, le premier laisse les protagonistes assis au pied d’un écran central sur lequel défilent le nom et les attributs symboliques des neuf bijoux de manière didactique. Par la suite, le jeu scénique se concentre sur le face-à-face latéral des interprètes, animé par le déroulé de peintures abstraites ou fantasmatiques (Julie Mehretu). Evitant le livre d’images orientalistes, elles s’affichent en transparence sur l’écran, permettant à la protagoniste du second conte de jouer en second plan de scène.
Toutefois, le revers de cette interculturalité est de perdre en intensité dramatique ce que le spectacle gagne en authenticité. Car les séquences improvisées diluent l’arc dramatique en prolongeant sans limite les effets de stase – en apesanteur ou prière ou bulle poétique. Ces séquences perdent ponctuellement l’auditeur(trice) occidental au fil d’un spectacle de deux heures sans pause. Lorsque S. Eldar était maîtresse d’œuvre de Like Flesh (avec la librettiste C. Lynn), son premier opus lyrique (2022), l’architecture dramatique s’harmonisait avec la conduite musicale. Il sera sans doute fructueux de connaître les réactions d’une diffusion indienne de La Biche aux neuf bijoux, les publics ayant une autre perception du temps.
Une réalisation poétique étend les espaces de liberté
Ce qui demeure tout au long du spectacle, c’est l’exigence musicale et la sincérité artistique. L’une est portée par l’excellence instrumentale. L’auditoire est captivé par la réactivité poétique de la violoniste (Nurit Stark) au matériau vocal (dont le final en lianes mélodiques avec le chant), et tout autant de la percussionniste au mridangam (Rajna Swaminathan) et l’électroacousticien (Augustin Muller). La dextérité des vents, à l’affût de multiples effets de souffle (Dana Barak clarinettiste, Hayden Chisholm saxophoniste) élargit le spectre des couleurs, tout comme les incroyables modes de jeu de la violoncelliste Sonia Wieder-Atherton. La personnalité singulière des deux chanteuses est un atout qui permet de différencier les tableaux dans une complicité égalitaire avec les instrumentistes. Des effets gradués du souffle jusqu’au son filé ou à l’explosion à pleine voix, Ganavya Doraiswamy séduit par son talent d’improvisatrice, arrimé à la tradition indienne comme au jazz. La collaboration d’Aruna Sairam est la promesse d’un répertoire carnatique historique car la chanteuse (en habit traditionnel) est la représentante d’une illustre lignée vocale du Royaume de Tanjore (selon le programme).
L’autre vecteur – la sincérité – est le ferment qui anime toute l’équipe artistique. La ferveur affleure notamment lors de deux climax dramatiques. Le premier est un face-à-face virtuose du solo de percussion / solo de violoncelle ; il condense l’unique pic de violence au moment où le roi lance son armée à la poursuite de la biche légendaire. Le second réside dans l’interaction de la « grand-mère » (maîtresse de chant du 3e récit) et de ses prosélytes. L’immense charisme et l’humour de la chanteuse Aruna Sairam préside aux vagues éloquentes de crescendo sur le principe d’imitation (avec la jeune chanteuse) ou d’échos variés (dont le saxophone jazzy). Le tout conduit par la gestuelle de ses bras. Cette sincérité s’appuierait-elle enfin sur la sororité ? La visibilité féminine est en tout cas à l’honneur, tant chez les héroïnes du triple scénario que dans la contribution instrumentale (5 femmes pour 2 hommes) et la création (trois autrices et la peintre). Ni faire-valoir revendiqué, ni place forte que l’imagination attentionnée de Sellars aurait à conquérir, cette sensibilité féminine nimbe la production avec une aura qui étend les espaces de liberté.
Suite des représentations : au Théâtre du Jeu de Paume d’Aix, du 13 au 17 juillet
————————————————–
[1] Ancienne artiste en résidence du Festival d’Aix.
Ganavya Doraiswamy, voix et improvisations
Aruna Sairam, voix et répertoire carnatique
Instrumentistes : Nurit Stark, Dana Barak, Hayden Chisholm, Sonia Wieder-Atherton, Rajna Swaminathan, Augustin Muller
Peter Sellars, mise en scène
James F. Ingalis, lumières
Julie Mehretu, plasticienne
Camille Assaf, costumes
The Nine Jewelled Deer de Sivan Eldar, textes de Lauren Groff et répertoires traditionnels de Ganavya Doraiswamy, en création mondiale au Festival international d’art lyrique d’Aix-en-Provence
Représentation du 8 juillet 2025.