Nouvelle production d' Andrea Chénier au Teatro Regio de Turin
Une mise en scène qui ne convainc pas vraiment… mais une distribution vocale de haut vol, d’où se distinguent Gregory Kunde, Maria Agresta et Franco Vassallo.
Une lecture scénique peu convaincante
« Cela dura trois mois ! | Ah non… trois siècles ! », déclare Elvira à Arturo dans I puritani. Le metteur en scène Giancarlo del Monaco pense la même chose de son Andrea Chénier, à l’affiche du Teatro Regio de Turin en cette fin de saison. Dans sa mise en scène, entre le premier et le deuxième tableaux, plusieurs siècles se sont en effet écoulés et, du XVIIIe siècle un peu gâteux des aristocrates oisifs de la Révolution française, on passe au Paris de la Terreur, un monde où règnent la suspicion et la violence, mais qui devient ici une dictature du XXe siècle. On pouvait s’en douter dès le début du spectacle : devant un rideau semi-transparent, le serviteur Gérard, celui qui a lu Jean Jacques Rousseau et les Encyclopédistes, profère son mépris à l’égard des « seigneurs arrogants » entre deux tas de débris dans lesquels apparaissent des pneus de voiture et d’autres objets peu compatibles avec le Siècle des Lumières. Dans le finale du premier tableau, la « noble gavotte » est interrompue par des parachutistes armés de kalachnikovs, et dans le second tableau, nous voyons des nobles en perruque et en crinoline se diriger vers la potence, tandis que le décor à l’entour nous plonge dans une atmosphère grise du XXe siècle.
Le metteur en scène compare le poète Chénier à Julian Assange de WikiLeaks, porteur de vérités. Cette grille de lecture n’est cependant pas totalement convaincante, et le choix de situer Illica et l’œuvre de Giordano à des époques éloignées de plusieurs siècles alors que des références précises dans le livret renvoient à des personnages du XVIIIe siècle – Robespierre, les sans-culottes, la guillotine…. – alors que sur scène apparaissent des camions, des barbelés, des archives de la Gestapo, ne sert guère l’unique chef-d’œuvre de Giordano (Fedora et Siberia demeurant nettement moins populaires qu’Andrea Chénier). Le metteur en scène et fils du légendaire ténor abandonne un instant la veine descriptive et linéaire de tant de ses productions pour s’aventurer dans une vision dystopique portée par les décors désolés de Daniel Bianco. Après avoir donné à voir les élégantes boiseries du château de Cloigny, il nous propose l’extérieur d’un pénitencier avec ses hauts murs, ses barbelés et ses miradors, puis à l’intérieur d’un commissariat de police aux classeurs volumineux, et enfin au camp de concentration (avec barbelés et miradors ) où a lieu le sacrifice des deux amants unis par la mort. Les costumes de Jesus Ruiz et les éclairages de Vladi Spigarolo sont cohérents avec le choix de la mise en scène qui oppose le XVIIIe siècle frivole au XXe siècle sombre et menaçant, les événements historiques au triangle amoureux des trois personnages principaux, les tensions révolutionnaires à l’effondrement des espoirs et des déceptions. La Révolution française est « le début de tout : de la Révolution russe, de la Révolution chinoise, du nazisme, du fascisme… Une révolution est une utopie et les utopies ne fonctionnent jamais, elles se rebellent contre le désir humain d’un monde meilleur », écrit le réalisateur.
La direction musicale du chef maison
La qualité de l’écriture orchestrale de Giordano, habile et capable de raffinement (on connaît l’engouement de Mahler pour sa Fedora), est mise en valeur par la direction d’Andrea Battistoni, l’actuel directeur musical, qui démontre ici sa prédilection pour le répertoire vériste et les compositeurs de la Giovane Scuola, mais révèle en même temps les limites de cette musique, écrite pour le plaisir physique plutôt que dans le but d’approfondir la psychologie des personnages et d’accompagner leur évolution. L’orchestre de Giordano est souvent un instrument emphatique qui souligner et décrit l’histoire, telle une musique de film, et la direction de Battistoni renforce cet aspect avec une direction orchestrale privilégiant le forte et avec un certain déséquilibre entre les sonorités provenant de la fosse et celles provenant de la scène – c’est le problème habituel de l’acoustique du théâtre de Turin, mais le directeur musical devrait en tenir compte – de sorte qu’il y a de nombreux moments où les instruments couvrent les voix.
L’excellence de la distribution
Des voix qui sont tout sauf faibles, d’ailleurs. Inutile d’insister sur le miracle du médium vocal encore quasi intact de Gregory Kunde : ce n’est pas là l’unique merveille que l’on découvre chaque fois qu’on écoute ce chanteur. Le ténor américain ennoblit toujours ce qu’il chante, et ce qui est ici souvent lancé à pleine voix est porté par une émission d’une élégance et d’une attention au discours infinies : ce ne sont pas le volume sonore qui prime (il est bien présent de toute façon…) ; ce sont les nuances expressives, qui font de chacune de ses prestations la raison de ne pas manquer les spectacles où il se produit. Sa première grande scène, « Un dì all’azzurro spazio | guardai profondo », semble le manifeste de son credo artistique : jamais emphatique ou déclamatoire, son Chénier reste toujours un poète, éloquent mais stylé, sonore mais léger, avec un phrasé et une diction exemplaires. Et sans montrer la moindre fatigue dans ce rôle exigeant qui, encore au dernier acte, demande au personnage d’entonner une page vocalement exigeante : « Come un bel dì di maggio », version Illica de « Comme un dernier rayon, comme un dernier zéphyr », composé par Chénier le 7 thermidor 1794, peu avant d’être envoyé au gibet sur ordre de Robespierre, qui sera à son tour guillotiné trois jours plus tard…
Dans cette production, Gérard possède le charisme de Franco Vassallo, avec sa magnifique intonation, sa voix puissante et sa grande expressivité. Le personnage est décrit en détail, peut-être avec un excès de caractérisation de la part du metteur en scène, au troisième acte, lorsque le vieux serviteur, passé du côté des révolutionnaires, se transforme en Scarpia lubrique envers Maddalena di Coigny, secrètement aimée depuis son enfance. Maria Agresta, de l’ innocente jeune fille tourmentée par les tenues vestimentaire qu’on lui fait porter, passe au statut d’orpheline misérable, jetée dans une terrible réalité. La touchante page « La mamma morta », équivalent dramatique du « Vissi d’arte » de Tosca, est chantée avec intensité mais aussi avec une grande maîtrise émotionnelle.
Plusieurs personnages secondaires sont interprétés avec efficacité : Bersi, interprétée par Mara Gaudenzi, vêtue de façon incongrue d’une robe de soirée en lamé, Riccardo Rados (Un « Incroyable »), Vincenzo Nizzardo (Mathieu), Adriano Gramigni (Roucher), Federica Giansanti (La Comtesse de Coigny), Nicolò Ceriani (Fléville et Fouquier-Tinville), Daniel Umbellino (L’Abbé), Tyler Zimmerman (Dumas) et Janusz Nosek (Schmidt), ces trois derniers étant issus du Regio Ensemble. Dans le rôle de la vieille Madelon, Manuela Custer tire admirablement son épingle du jeu, même si ici la mise en scène n’est pas d’une grande aide pour mettre en valeur sa scène brève mais déchirante.
Malheureusement, dans le spectacle Regio, la tension dramatique s’effrite en raison de la décision de séparer chacun des quatre actes par un long entracte, ce qui ajoute plus d’une heure et quart de pauses aux deux heures de musique – avec l’absurdité d’un quatrième acte d’une durée inférieure à celle de l’entracte qui le précède… C’est peut-être une des raisons ayant poussé certains spectateurs à quitter la salle avant la fin d’un spectacle qui aurait pu ne durer que deux heures trente…
Andrea Chénier : Gregory Kunde
Carlo Gérard : Franco Vassallo
Maddalena di Coigny : Maria Agresta
Bersi : Mara Gaudenzi
La contessa di Coigny : Federica Giansanti
Madelon : Manuela Custer
Roucher : Adriano Gramigni
Pietro Fléville et Fouquier Tinville : Nicolò Ceriani
Mathieu : Vincenzo Nizzardo
Un « Incredibile » : Riccardo Rados
L’abate poeta : Daniel Umbelino
Dumas : Tyler Zimmerman
Schmidt : Janusz Nosek
Orchestre et chœur du Teatro Regio Torino, dir. Andrea Battistoni
Chef des chœurs : Ulisse Trabacchin
Mise en scène : Giancarlo del Monaco
Décors : Daniel Bianco
Costumes : Jesus Ruiz
Lumières : Vladi Spigarolo
Chorégraphie : Barbara Staffolani
Andrea Chénier
Opéra en 4 actes d’Umberto Giordano, livret de Luigi Illica, créé à la Scala de Milan le 28 mars 1896.
Teatro Regio de Turin, représentation du 22 juin 2025.