Muera cupido, la tradition de la musique théâtrale en Espagne vers 1700
Les années passent mais ne se ressemblent pas : alors que l’édition 2024 du festival avait été marquée par la fraicheur et la pluie, c’est dans une douceur toute printanière que le prieuré de Froville accueillait le 30 mai le premier d’une série de dix concerts. L’accueil survolté réservé par le public lorrain à Núria Rial et l’Accademia del Piacere augure déjà d’un festival électrisant.
La folie des grandeurs
Lorsque le soleil printanier baigne la campagne du Saintois et que la nature se pare de mille nuances de vert, quel bonheur de retrouver Froville, ses ruelles bordées de vieilles fermes lorraines et la silhouette de son prieuré Notre-Dame au clocher de guingois ! La même joie irradie du visage d’Emiliano Gonzalez Toro, directeur artistique du festival, quand il s’empare du micro pour accueillir le public et lancer les festivités de cette 28e édition.
Depuis presque trois décennies, l’Association des amis du patrimoine culturel de Froville s’attache à faire vivre et mieux connaitre ce petit village de 120 âmes situés à une trentaine de kilomètres au sud de Nancy. Au travers de l’accueil des visiteurs tout au long de la saison touristique, l’organisation d’un concours de chant baroque et du festival, un groupe conséquent de bénévoles donne vie à ce petit morceau de campagne lorraine et en a fait La Mecque de la musique ancienne pour tous les mélomanes de la région.
Pour cette soirée inaugurale, Emiliano Gonzalez Toro a invité la soprano Núria Rial et l’Accademia del Piacere qui proposent – dans le sillage du disque éponyme publié en 2019 sous le label Deutsche Harmonia Mundi – une exploration de la musique théâtrale en Espagne au tournant du XVIIIe siècle. Le début des années 1700 est, à Madrid, une période de profonds bouleversements : la mort de Charles II sans descendance, la guerre de succession et l’accession au trône d’Espagne de Philippe V, issu de la Maison de Bourbon, rebattent les cartes de la géopolitique européenne. Dans le même temps, sur le plan artistique, le goût musical italien triomphe partout ! Si le séjour du castrat Farinelli à la Cour de Madrid est bien connu, on connait moins en revanche les personnalités des compositeurs Sebastián Durón et José de Nebra qui s’attachèrent à synthétiser la tradition musicale ibérique et les nouvelles influences mélodiques importées d’Italie.
C’est tout le mérite de l’Accademia del Piacere et de son directeur musical Fahmi Alqhai d’explorer ce répertoire largement méconnu et de le donner à découvrir dans l’écrin acoustique du prieuré de Froville.
Dès les premiers accords de la majestueuse Pavana de Francisco Guerau qui ouvre la soirée, on est saisi par la somptuosité des cordes de l’Accademia del Piacere et la richesse des harmonies dont est capable ce petit ensemble de sept musiciens. À la tête de cette formation, Fahmi Alqhai œuvre en véritable démiurge : tout en jouant du quinton, il tient sous son œil noir l’ensemble de ses musiciens et sait les diriger d’un simple mouvement de l’archet. De ses origines proche-orientales, le gambiste sévillan a par ailleurs conservé une fougue qui lui permet de ressusciter tout un pan de la tradition musicale espagnole qu’on ignorait tout à fait. L’énergie qui palpite dans chacune des pièces orchestrales du concert est en effet à mille lieues de l’image empesée qu’on se fait des duègnes madrilènes peintes par Velázquez ou immortalisées par Alice Sapritch dans la comédie populaire de Gérard Oury La Folie des grandeurs : le morceau Xácaras & Folías offre au guitariste Carles Blanch l’occasion de faire valoir un doigté virtuose et une savante maitrise des rythmes traditionnels flamencos tandis que le fandango extrait de Vendado es amor no es ciego offre l’occasion de séduisants changements de rythme et d’une véritable master class de castagnettes par le percussionniste Daniel Garay.
Rossignol de mes amours
Pour les amateurs de voix, c’est cependant la présence de Núria Rial qui constitue l’intérêt numéro un de ce concert inaugural du festival ! La volumineuse discographie de la soprano catalane et ses engagements réguliers à Madrid, à Barcelone et à Salzbourg parlent pour elle : en quelques décennies, elle est effectivement parvenue à s’imposer comme l’une des interprètes les plus recherchées du répertoire baroque.
Dès le premier morceau du concert, extrait de El imposible mayor en amor le vence Amor, la chanteuse séduit par un timbre charnu, rempli d’harmoniques somptueuses et doté d’un indéniable talent de conteuse. Si le long récitatif est négocié prudemment avec mille nuances de délicatesse, l’aria « Yo, hermosisima ninfa » offre à Núria Rial l’occasion d’imposer d’emblée un art consommé de la colorature, un trille solide et des notes aigues séduisantes comme le chant du rossignol.
L’ariette italienne « Quantos teméis al rigor » de Sebastián Durón confirme la souplesse inouïe du gosier de la chanteuse : confrontée à la virtuosité instrumentale de ce morceau chatoyant, elle hausse encore le niveau de maitrise technique de sa voix et délivre une leçon de chant vibrante et habitée.
En fin de concert, la longue pièce « Adios, prenda de mi amor » composée par José de Nebra constitue l’acmé de la soirée : les rythmes chaloupés et lancinants de l’accompagnement musical conviennent idéalement à Núria Rial qui – parfaitement en voix – trouve alors des accents plaintifs qui sont la quintessence de la rencontre des traditions espagnoles avec les nouvelles influences italiennes.
Dans un chœur de l’église Notre-Dame éclairé à la bougie, l’Accademia del Piacere et Núria Rial ne cachent pas leur satisfaction d’être parvenus à séduire le public lorrain avec un programme méconnu et a priori austère. Emiliano Gonzalez Toro est en cela un directeur musical extrêmement talentueux et parfaitement dans son rôle : à l’écart des sentiers battus, ses choix de programmation contribuent à former le goût du public et à mettre dans la lumière des répertoires injustement méconnus.
Tout au long du mois de juin, les amateurs de voix auront bien des occasions de reprendre le chemin de Froville, que ce soit pour y écouter Francesca Aspromonte dans un programme haendélien (7 juin), pour y méditer les Leçons de ténèbres de Couperin par le Concert spirituel (12 juin), pour y découvrir le lauréat du concours de chant baroque 2024 Arnaud Gluck (19 juin) ou pour conclure le festival en beauté avec Léa Desandre et l’Ensemble Jupiter (21 juin). Première Loge ne manquera pas de vous partager ses impressions pour chacun de ces rendez-vous.
Núria Rial, soprano
Accademia del Piacere
Fahmi Alqhai, quinton et direction musicale
Rodney Prada, Quinton
Rami Alqhai, Violone
Johanna Rose, Viole de gambe
Carles Blanch, Guitare baroque
Javier Núñez, Clavecin
Daniel Garay, Percussion
Pavana
Francisco Guerau (1649-ca.1722)
« Yo hermosísima Ninfa » Recitado – Aria from El imposible mayor en amor le vence Amor
Attributed to Sebastián Durón (1660-1716) and to José de Torres (ca. 1670-1738)
« Quantos teméis al rigor » Arietta ytaliana – Rezitado [Brioso] – [Vibo] from Las nuevas armas de Amor
Sebastián Durón
Xácaras & Folías
Improvisation
« Pastorella che tra le selve » [ms 2245 of Biblioteca Nacional de España]
Giovanni Bononcini (1670-1747)
« Trompicavalas Amor »
Juan Hidalgo (1614-1685)
***
Glosa en canon sobre el Passa Galli de Vitali
Fahmi Alqhai
« Sosieguen, descansen » Solo humano from Salir el Amor del Mundo
Sebastián Durón
Marionas & Canarios
Fahmi Alqhai
« Adiós, prenda de mi amor » Aria from Amor aumenta el valor
José de Nebra (1702-1768)
« Tempestad grande, amigo » Fandango from Vendado es amor, no es ciego
José de Nebra
Bis:
« Trompicavalas Amor »
Juan Hidalgo
« La noche Tenebrosa »
Juan Hidalgo
Froville, Église Notre-Dame, concert du vendredi 30 mai 2025.