Au cœur de l’Occitanie, l’exhumation de Daphnis et Alcimadure de J.-J. Cassanéa de Mondonville s’accomplit à Montauban et à Toulouse. Le lien culturel est fort puisque Clémence Isaure, qui domine le prologue de cette pastorale en langue occitane, serait l’instigatrice des Jeux floraux toulousains. Trois décennies après sa première redécouverte (Montpellier), cette pastorale paraît en version de concert, avec les formations baroques Les Passions et Les éléments. Ce choix marque les 250 ans de la disparition du compositeur narbonnais.
Une pastorale en occitan sous Louis XV
Depuis les enregistrements des Grands motets (ensemble Marie-Louise, label Château de Versailles) et la diffusion de la pastorale Titon et l’Aurore (Opéra-Comique, 2021), Jean Joseph Cassanéa de Mondonville (1711-1772) a acquis une juste renommée. Sous Louis XV, la carrière du jeune Narbonnais se déroule au Concert Spirituel, puis à la Chapelle Royale de Versailles où il devint surintendant. Il fut autant violoniste virtuose que compositeur, et sans doute… librettiste. En 1754, voulant séduire le Roi et la Dauphine, il propose en effet sa pastorale Daphnis et Alcimadure en langue d’Oc à Fontainebleau, interprétée par les artistes de l’Académie royale de musique, dont la fameuse haute-contre Jéliote (béarnais formé à Toulouse) et le dessus Marie Fel (de Bordeaux), familiers de l’accentuation méridionale. Libre adaptation d’une fable de La Fontaine, l’œuvre transpose le badinage amoureux dans l’univers des bergers à la Watteau. Tandis que la Querelle des Bouffons affute ses armes (le goût italien contre la tragédie lyrique), Mondonville, du parti ramiste, ne réaliserait-il pas ici une synthèse inédite du style français et d’une vocalité italienne ? En effet, la phonation occitane, tout comme la naïveté des héros ne sont pas pour déplaire à l’un des pourfendeurs Encyclopédistes du style français, le baron Grimm.
Que raconte cette pastorale en languedocien ? Si le Prologue des Jeux floraux, ouvert par la tutélaire Clémence Isaure, est en vers français, s’agirait-il d’une sorte de sauf-conduit pour la suite ? Le riche berger Daphnis tente de séduire la bergère Alcimadure qui préfère sa liberté, bien qu’invitée par le galant à la fête paysanne (1er acte). En sous-main, Jeanet, frère d’Alcimadure, teste la fidélité de Daphnis en jouant le rôle du rival guerrier. Poursuivie par un loup, la bergère est sauvée par le vaillant Daphnis, à qui elle octroie… sa reconnaissance (2e acte). Faire croire à la mort de Daphnis, tel est l’ultime stratagème de Jeanet pour éprouver l’indifférente. Lorsque Alcimadure éplorée se trahit enfin, l’union des amants peut advenir ainsi que les réjouissances villageoises (3e acte).
La partition déroule les récits et airs, émaillés de danses, à l’instar des pastorales de J.-P. Rameau. La griffe languedocienne n’est pas seulement celle de la langue, dont les voyelles ouvertes colorent le chant, mais aussi celle d’un régionalisme d’Ancien Régime. « Ici sans art et sans détour, L’esprit tient tout du cœur » chante la muse toulousaine (Prologue). En outre, la captation de certaines danses traditionnelles et d’« airs du pays » est tentée par le compositeur Narbonnais, dans les pas de ces prédécesseurs provençaux, André Campra ou J.-J. Mouret.
© Patrice Nin
La seconde exhumation de la pastorale en Occitanie
La première exhumation de cette pastorale affichait du beau monde pour une réalisation scénique lors du premier Festival Danse de Montpellier (1981). Jean Hugo au décor, Vincent Bioulès aux costumes[1], la Compagnie Bagouet aux danses et le tout récent Orchestre de Montpellier collaboraient au spectacle. En 2022, la version concertante de l’orchestre baroque Les Passions et du chœur de chambre Les éléments (Joël Suhubiette, dir.) est une version exhaustive et historiquement documentée, sous la direction de Jean-Marc Andrieu, fondateur des Passions (1986). Si l’interprétation stylistique n’est pas toujours « juste » (rebond entre temps fort et faible, l’appogiature, l’arrangement des parties intermédiaires), la variété des danses est le point fort de la partition, tant les menuet, tambourin, gigue, musette, « air du pays » sont d’une fougueuse virtuosité, tout en faisant volte-face entre les modes majeur /mineur. Signalons particulièrement la contribution agile des pupitres de flûtes traversières (traverso), des trompettes et cors naturels.
Totalement investis, les chanteurs de la pastorale sont progressivement animés par la dramaturgie des 2e et 3e actes (la chasse, puis le dénouement amoureux), alors que le 1er acte languit des atermoiements du marivaudage. Mondonville librettiste n’est pas Marivaux ! La haute-contre François-Nicolas Geslot (par ailleurs ténor à la carrière européenne) est stylistiquement remarquable : ses sons filés en voix de fausset sonnent dans la filiation classique. Son expressivité dans le récit dialogué et la naïveté gracieuse des airs – «Poulido pastourelo, Perleto das amous » (Jolie bergère, perle des amours) – sont savoureuses. Première Loge a déjà relevé le raffinement de cet air, extrait de l’album Jéliote, haute contre de Rameau par Reinoud van Mechelen (label Alpha Classics). Par contraste, l’éloquence primesautière du jeune interprète Fabien Hyon (Jeanet) enchante le public lors de l’air burlesque, « Rien n’est si beau qu’une armée (II, sc. 3) aux onomatopées réjouissantes. Elodie Fonnard (Alcimadure), soprano au timbre fruité dans l’air virtuose aux oiseaux, « Gazouillats auzelets » (I, sc. 2) tire profit de son expérience acquise au Jardin des voix (W. Christie). Elle s’enhardit lors des récits où son indifférence amoureuse se brise peu à peu, ainsi que dans l’unique duo amoureux de l’œuvre (final du III).
L’harmonie chorale, dérivée du Grand motet versaillais, brille dans les chœurs, tel le final du 1er acte, « Coumo lou lum de la naturo » (Comme la lumière), que les pupitres des Eléments font valoir. Cette harmonie s’inscrit dans l’action lors de l’acte des Chasseurs (chœur « Per trionfa del loup ») et lors des réjouissances où l’amour (et la langue occitane) ont une fonction libératrice : « Lou Diu nenet es un embelinayre » (le petit dieu Amour est un enjôleur). Ce n’est pourtant pas ce dernier qui clôture l’œuvre, mais un tambourin endiablé : la pastorale dansée l’emporte ! En revanche, le Prologue, en vers français de l’abbé de Voisenon, nous séduit moins. Y aurait-il un manque d’adéquation entre le joli soprano d’Hélène Le Corre (Clémence Isaure) et la présence charismatique qu’exige la muse des Jeux floraux dans sa cité ?
Cependant, les réactions enthousiastes du public, et les remerciements adressés par le chef Andrieu à la conseillère occitaniste (Muriel Batbie-Castell) confirment le succès de Mondonville et de ses interprètes. Si le lien entretenu avec la culture languedocienne est prégnant à Toulouse, il reste à espérer une prochaine version scénique. Pourquoi pas en lien avec l’Opéra du Château de Versailles et le Centre de Musique Baroque de Versailles (CMBV) ?
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[1] Maquettes du décor, dessins de costumes et costume de Clémence Isaure, actuellement exposés au musée Fabre de Montpellier (exposition « à l’opéra chez les Despous »).
Alcimadure (soprano ou dessus) : Elodie Fonnard
Daphnis (haute-contre) : François-Nicolas Geslot
Jeanet (taille) : Fabien Hyon
Clémence Isaure (soprano ou dessus) : Hélène Le Corre
Chœur de Chambre Les éléments, dir. Joël Suhubiette
Les Passions, orchestre baroque de Montauban, direction Jean-Marc Andrieu
Daphnis et Alcimadure
Pastorale languedocienne de J.-J. Cassanéa de Mondonville (musique et livret), créée à Fontainebleau le 29 octobre 1754.
Représentation du 12 octobre 2022 au Capitole de Toulouse