Un ballo in maschera, Naples, Teatro san Carlo, vendredi 10 et samedi 11 octobre 2025

Reprenant la mise en scène, désormais historique, de Pierluigi Samaritani, créée pour la saison 1988-89 du Teatro Regio de Parme, cette fort belle production d’Un Ballo in maschera, signée Massimo Pizzi Gasparon Contarini permet de parfaitement entendre, dans les deux distributions réunies, la musique de Verdi : on ne boude pas son plaisir !
Une scénographie mêlant majesté et romantisme en diable au service du mélodrame verdien
Donné dans sa version la plus fréquente – celle où le personnage principal, Riccardo, est donc gouverneur de Boston et non roi de Suède -, cette production prend le parti, dès le lever de rideau, de mettre le spectateur face au poids de la raison d’Etat : la grande baie vitrée au travers de laquelle passent les rayons du soleil matinal (les lumières sont l’œuvre du metteur en scène) et l’escalier monumental qui mène aux appartements du gouverneur et s’achève, en contre-bas, par la présence imposante d’un lion de marbre, nous font irrésistiblement penser à la résidence des rois de Naples, à Caserte. De même, le ton espagnol des costumes des courtisans (également signés par Pizzi Gasparon Contarini), inspirés de toiles de Velázquez, tout comme la présence, en costumes et chapeaux rouge vif, de représentants inquiétants du Clergé, viennent ajouter à cette atmosphère pesante dans laquelle évolue Riccardo, personnage volontiers rêveur et philanthrope. Lors de la scène dans l’antre d’Ulrica, on retrouve l’escalier, descendant désormais vers le lieu des cérémonies occultes et du pentacle face auquel officie la magicienne. Au-dessus, la scène se prolonge jusqu’à un ciel crépusculaire, dévoilé grâce à deux orifices, semblables à des yeux béants, d’où dépasse une végétation chaotique : on est, soudain, plongé dans la peinture des premiers romantiques comme on le sera davantage encore, à l’acte II, lors d’une scène du cimetière qui, avec ses tombes abandonnées, sa cathédrale gothique en ruines et ses brumes anglaises, nous transporte dans l’esthétique des tableaux de Caspar David Friedrich. Si la première scène de l’acte III, pleine de la détresse matrimoniale du couple Amelia-Renato s’inspire des natures mortes flamandes d’un Rembrandt, la scène finale en met plein les yeux avec sa salle de bal en trompe l’œil baroque, splendidement illuminée, et permettant la chorégraphie des Masques, signée Gino Potente, pour une fois parfaitement cohérente avec le livret d’Antonio Somma et les mots d’Oscar, jubilant : « È un ballo in maschera splendidissimo… ». On se permettra d’ajouter que dans le décor naturel du Teatro San Carlo, cette production nous aura procuré un plaisir non dissimulé.
Un opéra de chœur et de chef qui comble les attentes
On connaissait déjà le talent de Fabrizio Cassi à mettre en valeur l’une des formations chorales les plus superlatives de la péninsule : cette soirée verdienne s’inscrit donc logiquement dans un travail virtuose où le chœur sait, à la fois, s’inscrire dans la plus pure tradition de l’opéra bouffe tout autant que dans celle du grand opéra : cela suppose à la fois des qualités de style, de prononciation et de jeu scénique, dont l’ensemble parthénopéen dispose avec brio !
De même, la baguette de Pinchas Steinberg, bien connue et souvent chroniquée dans ces colonnes, ne sacrifie jamais à la routine et permet, en deux soirées successives, la mise en relief, dès un prélude poétique et plein de douceur, de tempi au dosage parfait. On est captivé par une direction qui sait rendre si brillantes les couleurs de la phalange napolitaine et nous entraîne avec passion dans le mélodrame verdien, créant un univers de tension dramatique palpable pour l’ensemble des pupitres, en particulier pour le cor anglais et le violoncelle lors des deux airs d’Amelia. Ne couvrant jamais ses solistes mais sachant, au besoin, aider un artiste en difficulté, Pinchas Steinberg demeure l’un des derniers grands représentants de la tradition des maestri concertatori e di canto : il aura eu, de nouveau, l’occasion de le montrer de façon admirable lors de ces soirées napolitaines.
Une distribution de luxe, une autre qui ne démérite pas, loin s’en faut !
Tout amateur éclairé du genre Opéra sait que le chant verdien requiert de ses interprètes, outre la puissance de la tierce aiguë et l’assise dans le grave – ici souvent sollicité – des qualités de rigueur dans le legato qui ne sont pas données à tous ses interprètes, même parmi les plus connus… Plus que tout autre compositeur, peut-être, Verdi exige de « belles » voix, du point de vue de la couleur et au sens le plus noble de la parole.
Nous retrouvons ces qualités premières dans la majorité des deux plateaux réunis par l’équipe artistique du San Carlo, à quelques nuances près… Tout d’abord, parce que les rôles de composition, nombreux dans Un Ballo in maschera, sont ici de tout premier ordre, du Silvano particulièrement bien chantant du baryton Maurizio Bove au duo de voix graves formé par Romano Dal Zovo (Samuel) et Adriano Gramigni (Tom), impeccables de style et de justesse – y compris dramatique – sans omettre le juge et serviteur d’Amelia de Massimo Sirigu.
De même, parce qu’avec cette série de représentations, nous aurons eu le bonheur de réentendre en Cassandre Berthon, un Oscar qui dispose dans la projection vocale de cette indéfinissable espièglerie et sait ce que chant ciselé veut dire ! De fait, « Saper vorreste », chanté avec une technique mozartienne de belle facture, mais également la maîtrise des envolées lyriques nécessaires pour accompagner le chant inquiet d’Amelia, à la fin de la première scène de l’acte III, auront permis de constater que la soprano, née à Marseille, dispose d’un matériel vocal que l’on aurait plaisir à réentendre dans d’autres rôles, et ce d’autant plus que l’intelligence dramatique avec laquelle est appréhendé le personnage d’Oscar nous l’aura fait redécouvrir.
On ne sera pas surpris de lire que l’Ulrica d’Elizabeth DeShong décoiffe l’auditoire, dès les premiers accents de son air « Re dell’abisso, affrettati ! ». Ici, nous sommes, enfin, face au contralto indispensable pour que les graves du fameux « Silenzio ! » final scotchent au fauteuil ! Engagée dramatiquement, l’artiste donne à entendre un terzetto électrisant, en particulier dans la première distribution, où elle est rejointe par les voix adaptées de Piero Pretti et d’Anna Netrebko.
Confiés à deux distributions différentes, les trois premiers rôles nous auront globalement réservé quelques grands moments d’art lyrique. Si le chant du baryton salernois Ernesto Petti nous a paru, ici, moins à son aise que, la saison dernière, dans un exceptionnel Ezio d’Attila, c’est sans doute parce que Renato fait appel, au-delà de l’immense générosité vocale dont cet artiste attachant est détenteur, à des qualités de legato et de souffle qui ont moins retenu notre oreille, lors de sa dernière représentation du moins, avec un « Eri tu » qui peine à convaincre.
Accueilli par un triomphe indescriptible et par des « Finalmente, Verdi ! » lancés depuis les étages du San Carlo, après son air « Eri tu », Ludovic Tezier confirme en Renato son adéquation avec un chant lui permettant de déployer expressivité, sens du phrasé et autorité vocale, dès son air d’entrée « Alla vita che t’arride ». Se déployant magnifiquement sur tout l’ambitus, on retrouve ce soir chez le baryton marseillais les qualités de projection et d’urgence dramatique d’une voix en pleine possession de ses moyens. Chapeau l’artiste !
Si l’on n’insistera guère sur la performance bien en dessous des attentes du rôle de la soprano ukrainienne Oksana Dyka qui, le soir du 10 octobre, entre aigus pas toujours précis et manque d’assise dans le grave, ne sera jamais parvenue à faire croire en son personnage, on ne peut que rendre les armes face à la prestation d’Anna Netrebko qui, avec cette série de représentations, abordait le rôle d’Amelia. Force est de constater que celui-ci, à ce stade de sa carrière, lui convient tout particulièrement, avec un ambitus particulièrement étendu et égal du registre grave au plus aigu, et une faculté à chanter bel canto de bout en bout qui nous permet sans inquiétude d’entendre des interprétations définitives pour les deux airs « Ecco l’orrido campo » et « Morrò, ma prima in grazia ». Ici, comme dans les ensembles nombreux de l’ouvrage où la voix s’élève au-dessus du chœur, on ne sait que louer davantage entre dimension angelicata de l’émission et assise d’un grave jamais détimbré : un régal !
Prise de rôle pour Vincenzo Costanzo, attendu par un public qui l’applaudit bruyamment lors de chacun de ses airs[1] : se lançant dans la bataille avec un engagement dramatique qui fait plaisir à voir, le jeune ténor napolitain se frotte ici à l’un des rôles les plus complexes du maître de Busseto. S’il n’en maîtrise peut-être pas encore l’émission di grazia, l’instrument est vaillant et se permet des audaces bienvenues pour chanter, avec goût, sur le souffle. Avec une autre interprète féminine, son duo redoutable de l’acte II « Teco io sto » aurait gagné en assurance.
Rôle des rôles pour un grand ténor lyrique, Riccardo aura permis à Piero Pretti de confirmer qu’il est l’un des meilleurs ténors de la Péninsule, ce que nous avions pressenti, sur cette même scène, dans I Vespri siciliani, il y a deux ans. Certains n’auront peut-être pas apprécié une technique qui émet les aigus dans le masque et qui, personnellement, nous fait songer irrésistiblement à la voix du regretté Veriano Luchetti. Rendons-nous cependant à l’évidence : rares sont aujourd’hui les interprètes d’un rôle aussi écrasant – quasiment toujours en scène – dotés de l’endurance nécessaire et d’un style de grande école – celle de Carlo Bergonzi ! – pouvant alterner des arias quasi-bouffes, tels que « E scherzo od è follia » et « Ogni cura si doni al diletto », avec les modulations indispensables au dernier air « Ma se m’è forza perderti ».
« Finalmente, Verdi ! » : oui, aussi pour lui.
[1] Il fera de même, le lendemain, pour Anna Netrebko, applaudie dès son entrée en scène !
Amelia : Anna Netrebko / Oksana Dyka (10)
Oscar : Cassandre Berthon
Ulrica : Elizabeth DeShong
Riccardo : Piero Pretti / Vincenzo Costanzo (10)
Renato : Ludovic Tézier / Ernesto Petti (10)
Silvano : Maurizio Bove
Samuel : Romano Dal Zovo
Tom : Adriano Gramigni
Le serviteur d’Amelia / Le juge : Massimo Sirigu
Orchestre du Teatro San Carlo, dir. Pinchas Steinberg
Chœur du Teatro San Carlo, dir. Fabrizio Cassi
Mise en scène et Lumières : Massimo Pizzi Gasparon Contarini
Décors et costumes : Pierluigi Samaritani et Massimo Pizzi Gasparon Contarini
Chorégraphie : Gino Potente
Avec la participation de l’Ecole de ballet du Teatro San Carlo, dir. Clotilde Vayer
Un Ballo in maschera
Opéra en trois actes de Giuseppe Verdi, livret d’Antonio Somma d’après la pièce d’Eugène Scribe, Gustave III ou le Bal masqué, créé au Teatro Apollo de Rome le 17 février 1859.
Naples, Teatro san Carlo, représentations des vendredi 10 et samedi 11 octobre 2025.