Crédit photos : © Klara Beck
Magnifique Stiffelio à l'Opéra du Rhin, porté par un Jonathan Tetelman bouleversant
L’Opéra du Rhin donne enfin sa chance au Stiffelio de Verdi, dans un spectacle d’une rare puissance d’émotion. À coup sûr l’un des spectacles forts de cette rentrée lyrique en France !
Une oeuvre rare... dans tous les sens du terme
Si l’on excepte une unique représentation donnée à Reims en 1994, Stiffelio n’a jamais été représenté en France. Quand on songe au nombre très important d’œuvres certes parfois intéressantes mais somme toute mineures qui sont régulièrement proposées au public, cela laisse pour le moins songeur… Car Stiffelio n’est pas une œuvre mineure. Elle présente certes un intérêt historique et musicologique non négligeable, notamment pour les liens qu’elle tisse indiscutablement avec d’autres œuvres de Verdi, dramatiquement et musicalement : le personnage éponyme préfigure Otello par ses accès de jalousie et la douleur qui le dévore (la scène au cours de laquelle Stiffelio demande à Lina ce qu’elle a fait de son alliance évoque irrésistiblement Otello demandant à Desdémone le mouchoir qu’il lui a offert ; de même, le « Abbassate or quell’armi ! » du second acte annonce directement le « Abbasso le spade ! » lancé à Cassio et Iago…). La scène de Lina, la femme adultère, se rendant la nuit au cimetière, présente d’évidentes affinités avec celle du gibet dans Un Bal masqué. Et comment ne pas songer, en écouter Stankar pleurant l’honneur perdu de sa fille, au personnage de Rigoletto, une œuvre créée quelques mois seulement après Stiffelio ? Mais cet opéra n’intéresse pas uniquement pour ses affinités avec l’œuvre passée ou à venir de Verdi : au-delà de quelques petites faiblesses (finalement assez peu nombreuses), il comporte ses propres fulgurances : citons, entre autres beautés, le finale du premier acte où le héros laisse éclater sa colère dans une strette dont la fureur désespérée n’a rien à envier au génial « Frappez, bourreaux, je repends ma fierté ! » du Gaston de Jérusalem ; le magnifique quatuor du second acte ; ou encore le bouleversant duo entre Lina et Stiffelio au dernier acte, une page qui tire littéralement les larmes…
Mille fois merci, donc, à l’Opéra du Rhin d’avoir eu l’idée et le courage de proposer cette œuvre rare, et surout d’avoir tout mis en œuvre pour la servir au mieux. Car le spectacle proposé est tout simplement selon nous l’un des plus forts de cette rentrée lyrique.
Une mise en scène simple, sobre, intelligente
Fort heureusement, le metteur en scène Bruno Ravella ne noie pas le propos dans des relectures à trois ou quatre degrés : lorsqu’un titre est à ce point peu familier au public, il n’est pas inutile de faire œuvre de pédagogie en lui assurant une parfaite lisibilité – tout en dépassant autant que faire se peut le niveau d’un premier degré et d’un réalisme un peu simplets et réducteurs. Et c’est très précisément ce à quoi Bruno Ravella et son équipe sont parvenus. L’action prend corps dans des décors sobres et stylisés (une bâtisse en bois évoquant tantôt les appartements de Stankar, tantôt le temple où prêche Stiffelio) qui suggèrent très habilement le côté oppressant de ce huis-clos où les personnages se débattent sous le poids de convenances, de codes moraux, de préceptes religieux étriqués et oppressants. À l’arrière-plan, un ciel orageux et menaçant laissera s’abattre à la fin du second acte une pluie diluvienne, qui finit par noyer le décor d’où n’émerge plus que le temple au dernier acte. L’eau, symbole des passions destructrices dans lesquelles les personnages se débattent et se perdent, se fait alors élément purificateur, et vecteur de pardon et de rédemption : les fidèles, réfugiés dans le temple comme dans une nouvelle arche d’après le Déluge, descendent dans l’eau dans laquelle ils s’ébrouent avec des gestes évoquant le sacrement du baptême. Le péché est lavé, pardonné, oublié : chacun peut renaître à une nouvelle vie. C’est simple, beau, lumineux.
Une distribution d'une homogénéité exceptionnelle
Musicalement, la soirée est tout aussi réussie. Le jeune chef italien Andrea Sanguineti, à la tête d’un Orchestre symphonique de Mulhouse en belle forme et de chœurs (ceux de l’Opéra du Rhin) d’une grande homogénéité, respecte constamment l’esprit de l’œuvre, dont il souligne fort habilement tout à la fois l’héritage belcantiste et les aspects les plus novateurs. Les moments les plus dramatiques sont remarquablement mis en valeur, tout en évitant certains excès qui défigurent parfois les œuvres du jeune (ou de l’encore jeune) Verdi en les faisant malencontreusement sombrer dans une certaine caricature.
La distribution, enfin, est d’une homogénéité exceptionnelle. Raffaele est l’un des ces rôles ingrats, dépourvus d’airs, mais qui doivent absolument être tenus par des chanteurs de qualité pour préserver l’équilibre de l’œuvre. C’est chose faite avec Tristan Blanchet (un ancien membre de l’Opéra Studio), qui donne à ce personnage de traitre toute l’épaisseur vocale et dramatique requise. Önay Köse, jeune basse turque interprétant le rôle de Jorg, surprend par la profondeur et l’ampleur de son timbre. La morbidezza du timbre de Dario Solari le rend peut-être plus convaincant dans les moments de douleur que dans les éclats de colère… mais lorsqu’il s’agit de pleurer l’honneur perdu de sa fille dans sa scène du troisième acte, il se montre on ne peut plus touchant grâce au soin apporté au cantabile et aux nuances. La soprano arménienne Hrachuhi Bassénz possède une voix très personnelle, légèrement voilée, naturellement émouvante, à la projection étonnamment facile. En début de représentation, certaines notes auraient gagné à être plus fermement soutenues pour conférer à l’émission plus de stabilité. Mais la voix se chauffe progressivement, et la chanteuse délivre in fine une incarnation très émouvante de Lina, saluée par des applaudissements nourris. Enfin il faut, pour incarner le personnage de Stiffelio, ce personnage de pasteur charismatique adoré des fidèles, un interprète qui accroche immédiatement l’œil et l’oreille. L’Opéra du Rhin l’a trouvé en la personne de Jonathan Tetelman. Annoncé souffrant, le ténor américain n’en délivre par moins une performance en tout point exceptionnelle. Certes, l’aigu est un peu moins vaillant qu’aux jours de grande forme (et il est entaché d’un très léger enrouement au premier acte). Mais c’est un détail. L’émotion constante dont Jonathan Tetelman pare son chant, son engagement vocal et scénique de tous les instants, ses dons d’acteur remarquables lui assurant une crédibilité absolue ont fait de sa prestation un moment de musique et de théâtre rare. Butterfly à Montpellier, Tosca à Lille, Stiffelio à Strasbourg : la France a bien de la chance de pouvoir applaudir régulièrement ce bel artiste.
Ce spectacle rare, accueilli triomphalement, sera donné jusqu’au 9 novembre, à Strasbourg puis à Mulhouse : précipitez-vous ! Cela fait bien longtemps qu’une scène française n’avait vibré d’une émotion à ce point authentiquement verdienne.
Stiffelio : Jonathan Tetelman
Stankar : Dario Solari
Raffaele : Tristan Blanchet
Jorg : Önay Köse
Federico : Sangbae Choï
Lina : Hrachuhí Bassénz
Dorotea : Clémence Baïz
Orchestre symphonique de Mulhouse, Chœur de l’Opéra national du Rhin, dir. Andrea Sanguineti
Mise en scène : Bruno Ravella
Décors et costumes : Hannah Clar
Stiffelio
Opéra en 3 actes de Giuseppe Verdi, livret de Francesco Maria Piave d’après Émile Souvestre et Eugène Bourgeois, créé le 16 novembre 1850 au Teatro Grande de Trieste.
Représentation du dimanche 10 octobre 2021, Opéra national du Rhin (Strasbourg)