Le public français connaît bien et apprécie Golda Schultz, qu’il a encore tout récemment applaudie dans une très belle Agathe du Freischütz au Théâtre des Champs-Élysées. À l’image de son chant, la personnalité de Golda Schultz est solaire, généreuse, rayonnante : la soprano originaire d’Afrique du Sud nous dit tout de son parcours, de son amour pour Mozart (elle chantera Donna Anna dans quelques jours à Aix-en-Provence), de ses envies…
Rencontre avec une soprano talentueuse et très respectueuse, qui déclare n’accepter un rôle que lorsqu’elle le maîtrise suffisamment afin de ne pas ses collègues mettre en difficulté…
Stéphane LELIEVRE : Vous êtes originaire d’Afrique du Sud et vous avez commencé à chanter à l’Université du Cap : y a-t-il une tradition de chant classique en Afrique du Sud ?
Golda SCHULTZ : Oui, il existe une forte tradition de chant classique en Afrique du Sud, avec par exemple plusieurs concours importants, ou encore l’existence de nombreux chœurs, où l’on apprend des fréquemment des pages d’opéra : tout le monde connaît “ Va pensiero” ! Nous avons également une longue tradition de chanteurs solistes respectés[1]. Le pays possède également de magnifiques maisons opéras, même si toutes ne sont pas en activité ; et il y avait aussi une tradition de compagnies d’opéra. Désormais, la plupart des solistes ont tendance à émigrer, mais nous essayons tous de revenir régulièrement en Afrique du Sud pour des concerts, car il y a en ce pays un vrai public pour la musique classique.
S. L. : Après la Juliard School de New York, vous avez participé à l’Opernstudio de la Bayerische Staatsoper. Est-ce une expérience formatrice pour un jeune chanteur ?
G. S. : Faire partie de l’Opernstudio de Munich a constitué une part essentielle de mon apprentissage. Vous y apprenez votre technique et toutes les fondations qui vous permettront de devenir une bonne chanteuse. Je suis persuadée que la technique et le chant ne peuvent s’acquérir qu’en fréquentant la scène, en pratiquant, et en voyant comment le public réagit. Je suis tellement reconnaissante que la Bayerische Staatsoper ait décelé quelque chose en moi le jour de mon audition, et m’ait offert cette opportunité, parce que je ne pense pas que j’aurais eu la carrière qui est la mienne et que je serais l’artiste que je suis devenue si je n’avais pas fait tout ce travail à Munich.
S. L. : Vous avez très vite été invitée sur les plus grandes scènes lyriques (festival de Salzburg, festival de Glyndebourne, Metropolitan Opera, Staatsoper de Vienne), et dans des rôles importants : comment fait-on quand on est jeune chanteur pour savoir quelles propositions on peut accepter ou non ?
G. S. : Oh !… J’essaie d’être en accord avec mes valeurs: ce qui est important pour moi c’est de rester honnête, sincère et digne de confiance. Lorsqu’il s’agit d’accepter ou de ne pas accepter un rôle, la question que je me pose est : “Les conditions sont-elles remplies pour que je sois honnête, fiable et digne de confiance vis-à-vis de mes collègues ?” Si je pense que je ne remplis pas toutes ces conditions, je refuse le rôle, car je mettrais mes collègues sous pression, et je ne le veux pas ! Je souhaite que tout le monde vive la meilleure expérience possible. Quelquefois c’est un peu frustrant pour mon agent, car j’ai refusé ce qu’il pensait être de grandes opportunités, mais je reste néanmoins en accord avec moi-même et mon état d’esprit..
S. L. : Vous avez récemment interprété Agathe du Freischütz à Paris, et le public a pu admirer votre incroyable technique vocale, avec un chant legato parfait, une parfaite maîtrise du souffle, des aigus pianissimi… Quelle est, pour vous, l’importance de la technique dans l’art du chanteur ? Dans quelle mesure doit-on, même lorqu’on est un chanteur professionnel reconnu, on doit continuer à travailler régulièrement la technique ?
G. S. : Je pense que nous devons travailler constamment notre technique, parce que la voix change, surtout celle des femmes. Je me rappelle que lorsque j’étais au Cap, mon professeur de chant utilisait la métaphore d’une voiture : la voix est comme votre voiture de luxe préférée; donc si vous achetez une BMW en 1987, elle sera toujours aussi belle en 2025, mais ne sera plus à la pointe de la technologie ! Donc il faut s’assurer que votre véhicule fonctionne toujours dans le nouveau contexte, l’entretenir, écouter son moteur en toutes circonstances…
Pour la voix… c’est la même chose ! Vous négociez en permanence avec votre corps, vous essayez de comprendre chaque jour comment votre forme du moment affecte votre travail. C’est cela la technique : négocier en permanence avec un corps dont l’état varie au jour le jour, afin d’atteindre l’objectif que l’on s’est fixé.
Weber, Der Freischütz - BayerischeStaatsoper, 16 février 2021. Direction : Antonello Manacorda. Production: Dmitri Tcherniakov. Avec Anna Prohaska
S. L. : Dans quelques jours, vous allez interpréter Donna Anna de Don Giovanni au festival d’Aix. Mozart occupe une place privilégiée dans votre carrière, et vous avez même gravé un album intitulé : « Mozart, you drive me crazy ! » Que représente ce compositeur pour vous ?
G. S. : (Très émue) C’est un compositeur dont la musique me touche très profondément en tant qu’auditrice. SI je pouvais le rencontrer je le remercierais pour sa musique, car elle me met au défi avec moi-même tous les jours, elle me rend meilleure, non seulement en tant que musicienne, mais en tant que femme. Sa musique fait tout simplement de moi une meilleure personne…
Enregistrement de l'album Mozart, you drive me crazy !
S. L. : Donna Anna peut être interprétée de façons assez différentes : nous avons eu des interprétions belcantistes (Joan Sutherland), d’autres dramatiques (Edda Moser) : quelle est votre conception du personnage ? Quelles difficultés vocales présente-t-il ?
G. S. : Le rôle de Donna Anna est très difficile. Prenons “Or sai chi l’onore”, par exemple; la musique est parfaitement écrite, la connexion est parfaite sur le plan technique. Mais l’état émotionnel du personnage est particulier, et parle profondément à beaucoup de femmes : quelque chose d’horrible vous est arrivé, et vous devez trouver un moyen de transformer cette horreur en quelque chose qui vous porte et que vous pouvez porter, et non en un poids qui vous brise… Il s’agit de transformer l’horreur en un objet de fierté, qui vous permette de survivre… La musique est extrêmement difficile sur le plan dramatique, et elle constitue un défi, car il s’agit à la fois de rendre au public toute la beauté de la page de Mozart, et en même temps de lui faire comprendre la profonde humanité de la situation. Mon approche, pour chaque scène, est de vivre intensément le moment, en espérant que le public appréciera un jeu dramatique et un chant concentré et convenablement exécuté.
S. L. : Vous avez plusieurs fois chanté en France, le public français vous apprécie ; et vous chantez parfois dans notre langue : Micaëla, Juliette, Shéhérazade de Ravel,… Vous aimez chanter en français ? Certains chanteurs disent que cela n’est pas facile…
G. S. : J’adore le français, les sons du français, parler en français ! C’est une langue d’une grande poésie, très agréable à écouter. J’ai réalisé avec fascination que cette langue est parfaitement adaptée à ma voix – je ne sais pas pourquoi ! Il m’est peut-être même plus naturel de chanter en français qu’en italien. Je me souviens, dans un livre sur les différents styles d’opéra, avoir lu qu’une différence entre le français et l’talien c’est qu’en italien, “prima la musica, doppo le parole”, alors qu’en français les paroles et la musique sont toutes deux sur le même plan. Et comme j’adore les langues, la littérature, la musique et la combinaison des deux, je me sens très à l’aise dans ce répertoire. Je me rappelle même m’être dit que, peut-être, l’opéra français était fait pour moi ! (rires). Les opéras français sont si beaux, pleins de noblesse… Ils nous amènent à ouvrir notre esprit et à adorer le moment présent !
Offenbach, Les Contes d’Hoffmann - Staatskapelle Dresden, dir. : Tugan Sokhiev, avec Štěpánka Pučálková
S.L. : Vous avez un répertoire très riche : Mozart, Strauss, Bizet, Gounod, Weber, Stravinsky, Poulenc, et même Donizetti avec L’Elisir d’amore… Y a-t-il un répertoire qu’on ne vous propose pas, ou pas assez, et que vous aimeriez aborder ?
G. S. : J’aimerais chanter un peu de Verdi, si j’en suis capable, et chanter plus de Puccini, notamment Liù. C’est un de mes personnages favoris, un des personnages les mieux écrits de l’opéra italien. Il y a tellement de bonté en elle, c’est le personnage sur lequel tout le monde est d’accord : chacun aime Liù ! Liù… c’’est l’idée même de l’amour. Je pourrais mourir pour chanter ce rôle ! (Rires).
Puccini, La rondine, 6 novembre 2016
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[1] Tels le regretté Johan Botha, Levy Sekgapane, Pretty Yende, ou encore Elza van den Heever – qui vit désormais en France. (NdR)