Le Triptyque, Opéra Bastille, 29 avril 2025
Après un Werther triomphal au TCE, Christof Loy fait ses débuts à l’Opéra de Paris avec Le Triptyque de Puccini. Ce spectacle, tant sur le plan de la mise en scène, du plateau vocal (exceptionnelle performance d’Asmik Grigorian !), de la direction d’orchestre, véhicule une émotion poignante et constitue une réussite magistrale.
Alors que l’on s’attend à entendre les premiers accords d’Il tabarro, ce sont de fait les premières notes de Gianni Schicchi qui s’élèvent de la fosse, l’œuvre étant proposée dans l’ordre inhabituel Gianni Schicchi, Il tabarro, Suor Angelica. Ce choix, même si contraire aux volontés de Puccini, se révèle malgré tout pertinent dans le crescendo émotionnel qu’il instaure, érigeant l’œuvre la plus poignante du Triptyque en point d’orgue permettant à Asmik Grigorian, qui incarne les trois rôles successifs de Lauretta, Giorgetta et Suor Angelica, de déployer son art et sa palette d’artiste progressivement, d’incarner avec maestria trois personnages très différents, jusqu’au climax que constitue son quasi « seule en scène » lors de la scène finale de Suor Angelica.
Le rideau, donc, se lève sur la chambre de feu Buoso Donati (décors sobres et élégants d’Étienne Pluss), étendu en bonnet de nuit sur son lit de mort, tandis que tutta la famiglia, sagement rangée en rang d’oignon pour l’exercice convenu de veillée mortuaire, mange des spaghettis en versant des larmes de crocodile. L’effet comique, irrésistible, fonctionne à plein, d’autant que les éléments de la farce sont habilement soulignés par une direction musicale (Carlo Rizzi) et d’acteurs (Christof Loy) d’une finesse et d’une précision remarquables, et par quelques gags sympathiques (la dépouille de Buoso balancée sans ménagement derrière le lit avant l’arrivée du notaire, Schicchi revenant dans sa nouvelle maison avec les chandeliers et autres objets que la famille a essayé de lui voler…). Les nombreux personnages qui constituent la parenté (beaux-frères, oncles, cousins, etc.), sont finement croqués, et interprétés par un ensemble de comprimari excellents, desquels se dégage peut-être un très beau trio féminin (Nella de Lavinia Bini, La Ciesca de Theresa Kronthaler et Zita d’Enkelejda Shkoza). Asmik Grigorian chante un « O mio babbino caro » de grande tenue, et forme avec son amoureux Rinuccio (excellent Alexey Neklyudov, quoiqu’un peu court d’aigu) un couple parfaitement crédible. Mais le chanteur qui domine le plateau est bel et bien le Gianni Schicchi de Misha Kiria (lequel, comme Neklyudov, fait ses débuts à l’opéra de Paris), parfaitement à l’aise dans son rôle de paysan roublard, à la voix d’airain, très saine (impressionnant « Vittoria, vittoria ! », que suit un « Si corre dal notaio » à la fois malicieux et presque inquiétant).
Changement d’ambiance avec Il tabarro, dont on admire de nouveau la direction d’acteurs (jeu ambigu entre Giorgetta et Luigi pendant les pas de danse, tension amoureuse et érotique des amants, hypocrisie des deux époux…) et le grand soin apporté aux moindres détails (telle la poussette de l’enfant de Michele et Giorgetta, devenue inutile, qui traîne dans un coin de la scène). Il faut mentionner une fois encore l’art magistral du chef Carlo Rizzi, qui souligne avec une précision millimétrique, sans excès inutile, les moments de tension naissante, puis les explosions de passion ou de violence. Des seconds rôles se distinguent entre autres l’élégant « Vendeur de chansons » de Dean Power. Asmik Grigorian se révèle une actrice parfaite, et embrase son évocation de Belleville (« È ben altro il mio sogno ») par un chant passionné. Le Luigi de Joshua Guerrero est pleinement convaincant, même s’il lui manque un peu de puissance dans les éclats les plus dramatiques d’un rôle bref mais vocalement tendu. Enfin Roman Burdenko saisit littéralement le spectateur par la force de son incarnation : tour à tour écrasé de chagrin, suppliant, touchant, fou d’amour, violent et haineux, le baryton russe parvient à traduire pleinement la complexité du personnage de Michele : une prestation scénique et vocale de premier ordre.
Le rideau de Suor Angelica, enfin, s’ouvre sur le même décor que celui de Gianni Schicchi (- le lit en moins, bien sûr) et referme ainsi une boucle. D’emblée, une place essentielle est donnée aux plantes, aux simples dont Angelica prend grand soin et qui joueront un rôle décisif – et fatal – un peu plus tard. Comme dans le début des deux œuvres précédentes, les petites scènes de genre sur lesquelles s’ouvre la pièce sont croquées avec une précision d’entomologiste, chaque personnage étant parfaitement caractérisé (notamment la sœur Genovieffa de Margarita Polonskaya, ou encore la Badessa où l’on retrouve avec émotion la grande Hanna Schwarz). La direction musicale souligne quant à elle sobrement et efficacement chaque effet voulu par Puccini – citons entre autres nombreux exemples les merveilleuses flûtes dans l’introduction de l’œuvre, ou encore le subtil ralentissement du tempo lorsque l’émotion s’installe (« Un altr’anno è passato ! È passato un altr’anno ! E una sorella manca… »).
La tension s’installe brusquement avec l’attente anxieuse d’Angelica, et bien sûr l’arrivée de la zia principessa, incarnée par une Karita Mattila impressionnante, dont la prestation glaçante (même si la voix fait entendre ici ou là certaines irrégularités dans l’émission) convainc pleinement. La tension atteint un paroxysme à l’évocation de la mère d’Angelica, puis à l’annonce de la mort de son enfant – nous entrons alors dans un monde de violence et de douleur insurpassable qui n’est pas sans rappeler, d’une certaine manière et dans une registre très différent bien sûr, le quatrième acte du récent Werther de Loy.
C’est l’acmé de la soirée, et le spectacle vient d’atteindre un point de rupture. Angelica a basculé : tout lui est devenu indifférent… elle arrache d’abord son voile, puis reprendra peu après ses habits civils de jeune aristocrate élégante. Lorsqu’Angelica découvre dans une valise qu’on lui apporte le portrait et les habits de son petit garçon, l’émotion est à son comble, au point que son « Senza mamma… », magistralement phrasé, s’élevant dans un silence de mort, n’entraîne fort heureusement aucun applaudissement – qui dans un tel moment relèverait du sacrilège ! On apporte à Suor Angelica un verre d’eau, puis les sœurs se retirent… Asmik Grigorian reste seule sur le plateau, et le suicide par lequel s’achève l’œuvre, grâce à la décoction de fleurs vénéneuses, tétanise la salle par l’implication totale de l’artiste, la justesse de son jeu et une interprétation vocale absolument superlative, déchirante dans la douceur (« La grazia è discesa dal cielo ») comme dans les ultimes et terrifiants éclats vocaux (« Madonna ! Salvami ! »). À la dernière minute, l’arrivée du petit garçon fantasmé clôt un spectacle d’une justesse et d’une force exceptionnelles.
Le triomphe absolu et unanime qui accueille l’ensemble des artistes au rideau final (nous nous devons également d’évoquer les chœurs de l’Opéra, excellemment préparés par Ching-Lien Wu, son orchestre, dans une forme exceptionnelle, et les très beaux costumes de Barbara Drosihn), et tout particulièrement Asmik Grigorian, littéralement ovationnée, est suffisamment rare (surtout un soir de première…) pour être souligné.
Spectacle pensé et soigné dans ses moindres détails, performance scénique, instrumentale et vocale sans faille, émotion poignante allant crescendo… on ressort de cette soirée bouleversé, avec une seule envie : revoir au plus vite ce spectacle mémorable !
Gianni Schicchi
Gianni Schicchi : Misha Kiria
Lauretta : Asmik Grigorian
Zita : Enkelejda Shkoza
Rinuccio : Alexey Neklyudov
Gherardo : Dean Power
Nella : Lavinia Bini
Betto : Manel Esteve Madrid
Simone : Scott Wilde
Marco : Iurii Samoilov
La Ciesca : Theresa Kronthaler
Maestro Spinelloccio : Matteo Peirone
Pinellino : Vartan Gabrielian
Guccio : Luis-Felipe Sousa
Amantio di Nicolao : Alejandro Baliñas Vieites
Il tabarro
Michele : Roman Burdenko
Giorgetta : Asmik Grigorian
Luigi : Joshua Guerrero
Il Tinca : Andrea Giovannini
Il Talpa : Scott Wilde
La Frugola : Enkelejda Shkoza
Un venditore di canzonette : Dean Power
Un amante : Ilanah Lobel-Torres
Suor Angelica
Suor Angelica : Asmik Grigorian
La Zia Principessa : Karita Mattila
La Badessa : Hanna Schwarz
La Suora Zelatrice : Enkelejda Shkoza
La Maestra delle novize : Theresa Kronthaler
Suor Genovieffa : Margarita Polonskaya
Suor Osmina : Ilanah Lobel-Torres
Suor Dolcina : Lucia Tumminelli
Suor infermiera : Maria Warenberg
Prima Cercatrice : Lavinia Bini
Seconda Cercatrice : Camille Chopin
Una novizia : Lisa Chaïb-Auriol
Prima conversa : Silga Tīruma
Seconda conversa : Sophie Van de Woestyne
Orchestre de l’Opéra national de Paris, dir. Carlo Rizzi
Chœur de l’Opéra national de Paris, dir. Ching-Lien Wu
Mise en scène : Christof Loy
Décors : Étienne Pluss
Costumes : Barbara Drosihn
Lumières : Fabrice Kebour
Dramaturgie : Yvonne Gebauer
Il Trittico
Trois opéras en un acte de Giacomo Puccini, livrets de Giuseppe Adami et Giovacchino Forzano, créés le 14 décembre 1918 au Metropolitan Opera de New York.
Opéra national de Paris-Bastille, représentation du mardi 29 avril 2025.
2 commentaires
Décidément, après l’exceptionnel Werther du TCE, Christof Loy réalise deux coups de maître ! Pourquoi a-t-il fallu attendre 2025 pour qu’il fasse ses débuts à l’Opéra de Paris, alors qu’on nous inonde depuis des années des productions si répétitives et si « attendues » d’un Warlikowski ou d’un Bieito?
Puisque vous appréciez cet artiste, pour information, c’est lui qui mettra en scène la nouvelle production de « Louise » à Aix l’été prochain. Mais peut-être le savez-vous déjà… S.L.